ce 16 [February 1740]
Mes anges sont des dieux; ils me commandent l'impossible.
J'étois si dégoûté à Paris des deux derniers acte de Zulime que je les laissay parmy mes paperasses inutiles chez L'abbé Moussinot; je n'en ay pas icy la moindre trace, mais si vous êtes dans la résolution de hazarder cette pauvre Zulime, que je ne feray jamais imprimer, qu'importe deux ou trois Liaisons de plus ou de moins? qui occasioneroient quelques critiques au coin du feu, mais qui glissent sur les spectateurs à la représentation! La grande affaire n'est pas de savoir si Le départ des Espagnols est bien assuré au 5ème acte, ny si Le serment de fidélité a été duement prêté au 4, de minimus non curat spectator. Le point est de savoir si le cœur ne sera pas à la glace quand Zulime changeant tout d'un coup d'intérest clabaudera pour la perte de son père le trouble fête. Elle n'est point dans le cas de la jeune et innocente Chimene; c'est une femme un peu effrontée qui a franchi toutes les barrières, et qui après avoir résisté en face à mr son père, peut L'enterrer sans tant de remords. On sent bien que cet excez de douleur de Zulime, cette ardeur de vanger un père très importun sur un amant qu'elle adore, est un sentiment plus honnête que naturel, une passion de commande; mais malheur sur la scène à ces sentiments là. Il ne faut que des passions bien vrayes. La plus effrontée réussira plus que la bienséante, si elle est naturelle. C'est là surtout ce qui me fait trembler pour Zulime.
Peutêtre aurez vous une douzaine de représentations mais je ne veux jamais avoir fait cette pièce. Il n'y a que les trois Iers actes de suportables. Je demande en grâce qu'elle ne soit point imprimée, que mademoiselle Quinaut vous en remette la copie, après Les douze jours de vie que cette pauvre diablesse aura eus, que Minet ne transcrive ny la pièce ny les rôles. Ayez la bonté mes sts anges d'envoier chercher un écrivain qui fasse tout sous vos ordres, et que l'abbé Moussinot payera.
Soufrez par les mêmes raisons que je ne me découvre point à la petite Gossin; elle est aussi incapable de garder un secret que de conserver un amant; bonne créature, sed plena rimarum hac illa diffluit. J'ay extrêmement à cœur de ne point passer pour L'auteur de cette pièce qui me paraît sans génie.
Il y auroit bien quelque chose de plus raisonable peutêtre à faire, ce seroit de L'oublier, et de jouer Mahomet. Quand ce Mahom. ne seroit joué que 7 fois en caresme je le ferois imprimer par ce qu'il y a plus de neuf, plus d'invention, plus de choses, dans une seule scène de ce drôle là, que dans toutes les lamentations amoureuses de la faible Zulime. J'envoye à tout hazard aujourduy, par la poste les 2 derniers actes de Mahom. à l'adresse de M. l'intend. des classes. Après cela jugez, faittes à votre serviteur selon votre sainte volonté. Je suis résigné à vous pour ma vie.
Si vous persistez à faire jeûner Le public ce carême avec Zulime, vous pouvez aisément faire parler à Gossin, et luy donner Le rôle D'Atide, reine de Valence en grosses lettres. Elle n'est pas d'ailleurs difficile à séduire.
Adieu tous mes anges, je me mets sous vos ailes. Emilie l'arcange vous fait des compliments célestes.
V.