1740-06-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Monseigneur,

Ma destinée est de devoir à votre alt . . . royale le rétablissement de ma santé.
Il y a près d'un mois qu'on m'empêche d'écrire mais enfin l'envie d'écrire à mon souverain m'a rendu des forces. Il falloit que je fusse bien mal puisque Les vers que je reçus de Berlin dattez du 26 avril ne purent ranimer mon corps en échauffant mon âme. Cette épître sur la nécessité de remplir le vuide de l'âme par L'Etude est je croi le meilleur ouvrage de vers qui soit sorti de mon Marc Aurele moderne.

C'est ainsi qu'à Berlin à l'ombre du silence
Je consacrois mes jours aux dieux de la science
etc.

Toute cette fin là est achevée et le reste de la pièce brille partout d'étincelles d'imagination. Votre raison a bien de l'esprit, mais il y a encor un de vos enfans qui m'intéresse davantage. C'est la réfutation de Machiavel. Je viens de la relire. Je puis encore une fois assurer votre alt. Royale que c'est un ouvrage nécessaire au genre humain. Je ne vous cacheray point qu'il y a des répétitions et que c'est le plus bel arbre du monde qu'il faut élaguer. Je vous dis la vérité grand prince comme vous méritez qu'on vous la dise, et j'espère que quand vous serez un jour sur le trône vous trouverez des amis qui vous la diront. Vous êtes fait pour être unique en tout genre, et pour goûter un plaisir que les autres sont faits pour ignorer. Mr de Keizerling vous avertira quand par hazard vous aurez passé une journée sans faire des heureux et le cas arrivera rarement. Pour moy je mettray en attendant les points et les virgules à l'Antimachiavel. Je vais profiter de la permission que v. a. R. m'a donnée, j'écris aujourduy à un libraire de Hollande, en attendant qu'il y ait à Berlin une belle imprimerie, et une belle manufacture de papier qui fournisse toutte l'Allemagne.

Je viens d'apprendre dans le moment qu'il y a quelques anciennes brochures imprimées contre le prince de Machiavel. On m'a fait connaître le titre de trois. La première Antimachiavel, la seconde Discours d'état contre Machiavel, le troisième Fragments contre Machiavel. Je serois bien aise de les voir, afin d'en parler s'il en est besoin dans ma préface. Mais ces ouvrages sont probablement fort mauvais, puisqu'ils sont difficiles à trouver. Cela ne retardera en rien L'impression du plus bel ouvrage que je connaisse. Que vous y faites un portrait vray des Français et du gouvernement de France! que le chapître sur les puissances ecclésiastiques est intéressant et fort! la comparaison de la Hollande avec la Russie, les réflexions sur La vanité des grands seigneurs qui sont les souverains en mignature sont des morceaux charmants. Je vais dans l'instant en achever la quatrième lecture, la plume à la main. Cet ouvrage réveille bien en moy l'envie d'achever l'histoire du siècle de Louis 14. Je suis honteux de faire tant de choses frivoles, quand mon prince m'enseigne à en faire de solides.

Que dira de moy votre altesse Royale! on va jouer une tragédie nouvelle de ma façon à Paris, et ce n'est point Mahomet, c'est une pièce toute d'amour, toute distillée à l'eau rose des dames françaises. Voylà pourquoy je n'ay pas osé en parler encor à votre altesse royale. J'étois honteux de ma molesse. Cependant la pièce n'est pas sans morale, elle peint les dangers de l'amour comme Mahomet peint les dangers du fanatisme. Au reste je compte corriger encor baucoup ce Mahomet et le rendre moins indigne de vous être dédié. Je vais refondre toutte la pièce. Je veux passer ma vie à me corriger et à mériter les bonnes grâces de mon adorable souverain et D'Emilie. Votre altesse royale a dû recevoir un peu de philosophie de ma part, mais baucoup de la sienne. Madame du Chastelet est ce que je voudrais être, digne de votre cour.

Je suis avec un profond respect et la plus tendre reconnaissance.