1739-10-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Monseigneur,

Je renvoye à votre altesse Royale le plus grand monument de vos bontez et de ma gloire.
Je n'ay de véritable gloire que du jour que vous m'avez protégé, et vous y avez mis le comble par l'honneur que vous daignez faire à la Henriade. Deux véritables amis que j'ay dans Paris, ont Lu ce morceau de prose qui vaut mieux que tous mes vers. Ils ont été prêts à verser des larmes; quand ils ont vu qu'à peine il y a une ligne de votre main qui ne parte d'un cœur né pour le bonheur des hommes et d'un esprit fait pour les éclairer. Ils ont admiré avec quelle énergie v. a. R. écrit dans une langue étrangère. Ils ont été étonnez du goust singulier qu'elle a pour des choses dont tant de nos princes ont si peu de connaissance. Tout cela les frapoit sans doute; mais Les sentiments d'humanité qui règnent dans cet ouvrage ont enlevé leur âme. Tout ce qu'ils peuvent faire c'est de garder le secret sur cette préface; mais le garder sur le prince adorable qui pense avec tant de grandeur et avec tant de bonté, cela est impossible. Ils sont trop émus, il faut qu'ils disent avec moy:

Ne verrons nous jamais ce divin Marc Aurele,
Cet ornement des arts et de l'humanité,
Cet amant de la vérité,
Qui chez les rois Crétiens n'a point eu de modèle
Et qui doit en servir dans la postérité?

Je n'ay rien fait de nouvau depuis les deux derniers actes de Mahomet. Me voicy les mains vides devant mon maître, mais il faut qu'il me pardonne, tous mes maux m'ont repris. Si mes ennemis qui m'ont persécuté savoient ce que je soufre, je crois qu'ils seroient honteux de leur haine et de leur envie. Car comment envier un homme dont presque touttes les heures sont marquées par des tourments, et pourquoy hair celuy qui n'employe l'intervalle de ses soufrances, qu'à se rendre moins indigne de plaire à ceux qui aiment les arts et les hommes? Madame Du Chastelet ne part pour les Pays Bas que vers le commencement de novembre et je ne crois pas que ma santé pût me permettre de l'accompagner quand même elle partiroit plutôt. Je relis Machiavel dans le peu de temps que mes maux et mes études me laissent.

J'ay la vanité de penser que ce qui aura le plus révolté dans cet auteur c'est le chapitre de la Crudelta, où ce monstre ingénieux et politique ose dire, 'Deve per tanto un principe non si curare del' infamia di crudele', mais surtout le chapitre XVIII, 'In che modo i Principi debbiano osservare la fede'. Si j'osois dire mon sentiment devant votre altesse royale, qui est assurément le juge né de ces matières, par son cœur, par son esprit et par son rang, je dirois que je ne trouve ny raison ny esprit dans ce chapitre.

Ne voylà t'il pas une belle preuve qu'un prince doit être un fripon parce qu'Achille a été nourri selon la fable par un animal moitié bête et moitié homme! Encor si Ulisse avoit eu un renard pour précepteur, l'allégorie auroit quelque justesse. Mais qu'en conclure pour Achille, qui n'est représenté que comme le plus impétueux et le moins politique des hommes?

Dans le même chapitre, il faut être un perfide, 'perche gli uomini sono tristi', et le moment d'après, il dit, 'Sono tanto semplici gli uomini che colui che inganna trovera sempre chi si lascera ingannare.'

Il me semble que le docteur du crime méritoit de tomber ainsi en contradiction.

Je n'ay point lu encor les notes d'Amelot de la Houssaye; mais quels commentaires faut il à mon prince pour démêler le faux, et pour confondre l'injuste? Béni soit le jour où ses aimables mains auront achevé un ouvrage dont dépendra le bonheur des hommes, et qui devra être le catéchisme des rois. Je ne sçais pas comment, dans ce catéchisme le manifeste de L'empereur contre son général et contre son plénipotentiaire serait reçu; mais ce n'est pas à moy à porter mes vues si haut:

Pastorem Titire pingues
pascere oportet oves nec regum bella referre.

J'ay reçu ici une visite du fils de Mr de Grumkau, qui me parait un jeune homme de mérite, digne de vous servir et d'entendre votre altesse royale.

Je n'entends plus parler du voiage que M. de Keizerling devoit faire à Paris, et j'ay peur de partir sans avoir vu celuy avec qui j'aurois passé les jours entiers à parler du prince qui fait honneur à l'humanité.

Madame du Ch. aécrit à votre Altesse royale.

Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance.