1739-05-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Monsieur,

En partant de Bruxelles, j'ai reçu tout ce qui peut flatter mon âme, et guérir mon corps, et c'est à votre altesse royale que je Le dois.
Deus nobis hæc munera fecit. Vous voulez que je vive monseigneur. J'ose dire que vous avez quelque raison de ne pas vouloir que Le plus tendre de vos admirateurs, le fidèle témoin de ce qui se passe dans votre belle âme périsse sitost. La Henriade et moy nous vous devrons la vie. Je suis bien plus honoré que ne le fut Virgile. Auguste ne fit des vers pour luy qu'après la mort de son poète, et votre altesse royale fait vivre le sien, et daigne honorer la Henriade d'un avertissement de sa main. Ah! monseigneur, qu'ai-je à faire de la misérable bienveillance d'un cardinal que la fortune a rendu puissant? qu'ai-je besoin des autres hommes? Plût à dieu que je restasse dans l'hermitage du comte de Loo, où je vais suivre Emilie! Nous arrivâmes avant hier à Bruxelles. Nous voicy en route. Je ne commenceray que dans quelques jours à jouir d'un peu de loisir. Dès que j'en auray je mettray en ordre de quoy amuser quelques quarts d'heure mon protecteur, tandis qu'il s'occupera à ce bel ouvrage si digne d'un prince comme luy. S'il daigne écrire contre Machiavel, ce sera Apollon qui écrasera le serpent Pithon. Vous êtes certainement mon Apollon monseigneur, vous êtes pour moy le dieu de la médecine et celuy des vers, vous êtes encore Baccus, car votre a. R. daigne envoyer de bon vin à Emilie et à son malade. Ayez donc la bonté Monseigneur d'ordonner que ce présent de Bacus soit voituré à l'adresse d'un de ses plus dignes favoris, c'est monsieur le duc Daremberg. Tout vin doit luy être adressé, comme tout ouvrage vous doit hommage. Il y a certaines cérémonies à Bruxelles pour Le vin dont il nous sauvera; j'espère que je boiray avec luy la santé de mon cher souverain, du vrai maître de mon âme, dont je suis plus réellement le sujet que du roy sous lequel je suis né. Il faut partir. Je finis une lettre que mon cœur très bavard ne m'eût point permis de finir sitôt. Quand je seray arrivé je donneray une libre carrière à mes remercimens, et La digne Emilie aura l'honneur d'y joindre les siens. Je feray serment de docilité au médecin dont votre altesse royale a eu la bonté de m'envoyer la consultation. J'écriray à votre aimable favori mr de Keizerling. Je rempliray tous les devoirs de mon cœur. Je suis à vos pieds grand prince, o et praesidium et dulce decus meum!

Je suis en courant, mais avec les sentiments les plus inébranlables de respect, d'admiration, de tendre reconnaissance,

Monseigneur,

de.