à Potsdam ce 1er avril [1752]
Si quelque chose monsieur, m'a jamais sensiblement touché, c'est la lettre par la quelle vous m'avez bien voulu prévenir, c'est l'intérest que vous prenez à un état qui semblait devoir n'être pas parvenu jusqu'à vous, c'est le secours que vous m'offrez avec tant de bienveillance.
Rien ne me rend la vie plus chère, et ne redouble plus mon envie de faire un voiage à Paris, que l'espérance d'y trouver des âmes aussi compâtissantes que la vôtre, et des hommes si dignes de leur profession et en même temps si au dessus d'elle. Que ne doi-je point à madame Denis qui m'attire de votre part une attention si touchante! En vérité ce n'est qu'en France qu'on trouve des cœurs si prévenants, comme ce n'est qu'en France qu'on trouve la perfection de votre art.
Le mien est bien peu de chose; je ne me suis jamais occupé qu'à amuser les hommes, et j'ay fait quelquefois des ingrats, vous vous occupez à les secourir. J'ay toujours regardé votre profession comme une de celles qui ont fait le plus d'honneur au siècle de Louis 14 et c'est ainsi que j'en ay parlé dans l'histoire de ce siècle; mais jamais je ne l'ay plus estimée. J'ay étudié la médecine comme Mme de Pimbeche avait apris la coutume en plaidant. J'ay lu Sidenham, Freind, Boerhave; je sçai que cet art ne peut être que conjectural, que peu de tempérament se ressemblent, et qu'il n'y a rien de plus beau ny de plus vray que le premier aphorisme d'Hippocrate, experienta fallax judicium difficile; j'ay conclu qu'il fallait être son médecin soy même, vivre avec régime, secourir de temps en temps la nature et jamais la forcer, mais surtout savoir souffrir, vieillir et mourir. Le roy de Prusse, qui après avoir remporté cinq victoires, donné la paix, réformé les lois, embelli son pays, après avoir écrit l'histoire, daigne encor faire de très beaux vers, m'a adressé une ode sur cette nécessité où nous devons nous soumettres. Cet ouvrage et votre lettre valent mieux pour moy que touttes les facultez de la terre. Je ne dois pas me plaindre de mon sort. J'ay atteint l'âge de cinquante huit ans avec le corps le plus foible et j'ay vu mourir les hommes les plus robustes à la fleur de leur âge; si vous aviez vu mylord Tirconnel et la Métrie vous seriez bien étonné que ce fût moy qui fût en vie. Le régime m'a sauvé. Il est vray que j'ay perdu presque toutes mes dents par une maladie dont j'ay aporté les principes en naissant. Chacun a dans soy même, dès sa conception, la cause qui le détruit. Il faut vivre avec cet ennemy jusqu'à ce qu'il nous tue. Le remède de Desmouretes ne me convient pas, il n'est bon que contre les scorbuts accidentels et déclarez, et non contre les affections, d'un sang saumuré et d'organes desséchez qui ont perdu leur ressort et leur molesse. Les eaux de Barege, de Padoue, d'Ischia pouraient me faire du bien pour un temps, mais je ne sçai s'il ne vaut pas mieux savoir soufrir en paix au coin de son feu avec du régime que d'aller chercher si loin une santé si incertaine et si courte. La vie que je mène auprès du roy de Prusse est précisément ce qui convient à un malade, une liberté entière, pas la moindre ombre d'assujetissement, un souper léger et guai. Deus nobis hæc otia fecit. Il me rend heureux, autant qu'un malade peut l'être, et vous ajoutez à mes consolations, par l'intérest que vous avez bien voulu prendre à mon état. Regardez moy je vous en suplie monsieur comme un amy que vous vous êtes fait à quatre cents lieues. Je me flatte que cet été je viendray vous dire avec quelle tendre reconnaissance je serai toujours
monsieur
votre tr.h. et ob. serv.
Voltaire