1776-02-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Fargès de Polizy.

Monsieur,

Puisque vous voulez bien entrer in judicium cum servo tuo, Domine, souffrez que je vous dise que si je pouvais sortir de mon lit étant entré dans ma quatrevingt troisième année, et accablé de maladies, j'irais me jetter aux pieds de Monsieur le Controlleur général, et voicy comme je radoterais au nom de nos Etats.

Nôtre petit païs est pire que la Sologne, pire que les plus mauvais terrains de la Champagne pouilleuse, pire que les plus mauvais des landes de Bordeaux.

Dans nôtre pauvreté, vingt huit paroisses ont chanté vingt huit Te Deum, et on a crié vingt huit fois vive le Roi et Monsieur Turgot. Nous paierons avec allégresse Trente mille francs à Messieurs les soixante sous-rois, parce que nous sommes fort aises de mourir de faim en étant délivrés de soixante et dixhuit coquins qui nous fesaient mourir de rage.

Nous pensons comme vous qu'auprès de Paris, de Milan et de Naples la terre peut suporter tous les impôts parce que la terre est bonne; mais chez nous il n'en est pas de même, elle rend trois pour un dans les meilleures années, souvent deux, et quelquefois rien, et il faut six bœufs pour la labourer.

Les menus grains ne produisent qu'une fois en dix ans.

Vous me demanderez de quoi nous subsistons? Je réponds, de pain noir et de pommes de terre, et surtout de la vente des bois que nos païsans coupent dans les forêts et qu'ils portent à Genêve. Cette ressource va leur manquer incessamment; car tous les bois sont dévastés icy beaucoup plus que dans le reste du roiaume.

J'ajoute en passant, que le bois manquera bientôt en France, et qu'en dernier lieu on est allé acheter du bois de chaufage en Prusse.

Comme il faut tout dire, j'avoue que nous fesons quelques fromages sur quelques montagnes du mont Jura en juin, juillet et aoust.

Nôtre principal avantage est au bout de nos doigts. Nos païsans n'aiant pas de quoi se nourir ont eu l'industrie de travailler en horlogerie pour les genevois lesquels genevois ont fait un commerce de dix millions par an en paiant fort mal les ouvriers du païs de Gex.

Un vieillard qui s'est avisé de s'établir entre la Suisse et Genêve, a formé dans le païs de Gex des fabriques de montres, qui paient très bien tous les ouvriers du païs qui en augmentent la population, et qui feront tomber le commerce de l'opulente Geneve s'ils sont protègés par le gouvernement, mais ce pauvre vieillard va mourir.

Nous ne vivons donc que d'industrie. Or je demande si le fabriquant de montres qui aura gagné dix mille francs par an, qui jouit du bénéfice du sel bien plus que les cultivateurs, ne peut pas aider ces cultivateurs à paier les trente mille francs d'indemnité pour ce sel?

Je demande si les gros cabaretiers qui gagnent encor plus que les horlogers, et qui consomment plus de sel, ne doivent pas aider aussi les pauvres possesseurs d'un détestable terrain?

Les gros manufacturiers, les hôtelliers, les bouchers, les boulangers, les marchands ont si bien connu l'état misérable du païs, et les bontés du ministère, qu'ils offrent tous de nous aider d'une légère contribution.

Ou permettez cette contribution, ou diminuez un peu la somme exhorbitante de trente mille Livres que les soixante sous-rois exigent de nous.

Voilà un des sous-rois, nomme Boisemont, qui vient de mourir, riche, diton, de dixhuit millions. Ce drôle là avait il besoin que nous fussions écorchés pour que nôtre peau lui valût cinq cent livres?

Voilà, Monsieur, une très petite partie des doléances que je mettrais aux pieds de Monsieur le controlleur général, mais je ne dis mot. Je m'en raporte à vous. Si vous êtes touché de mes raisons, vous daignerez les représenter. Si elles vous paraissent mauvaises vous les siflerez.

Si j'ai tort en plaidant fort mal pour mon païs, j'ai certainement raison en vous disant, que je suis pénétré de la plus grande estime pour vos lumières, de reconnaissance pour vos bontés, et du sincère respect avec lequel j'ai l'honneur d'être,

Mr.