1776-01-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Charles Philibert Trudaine de Montigny.

Monsieur,

Vos bontés m'ont enhardi à vous faire de nouvelles sollicitations.
J'ai envoié à Monsieur Le controlleur Général un petit mémoire de nos requêtes pour être renvoiées à vôtre éxamen, et à vôtre décision. J'ai malheureusement apris depuis qu'il avait un nouvel accez de goute. J'attendrai le retour de sa santé et vos ordres.

Permettez moi, Monsieur, de joindre à ce mémoire, de nouvelles suplications que je vous présente au nom de ma province.

Nous avons au revers du mont Jura, à trois ou quatre cent pieds sous neige, juste au bout du chemin de la Faucille, un abîme qu'on appelle Lelex, peuplé d'environ deux cent malheureux, que la nature a placés dans le païs de Gex, et que Mr L'abbé Terray en a détachés. Ils étaient nos compatriotes de tems immémorial. Ils prenaient leur sel à Gex. Mr Fabri nôtre subdélégué les fesait travailler aux Corvées de Gex. Ils grimpaient l'abominable faucille de Gex avec leurs outils, pour venir perdre leur tems aux chemins de Gex. Mr L'abbé Terray les a déclarés en 1771, habitans de la banlieue de Belley, qui est à quinze lieues de Gex.

Ces pauvres malheureux croient que vous pouvez défaire ce que Mr L'abbé Terray a fait, et rendre à la nature ce qu'on a voulu lui ôter; ils crient, rendez nous à Gex.

J'ai l'honneur de vous présenter un petit croquis topographique, qui vous fera voir d'un coup d'œil que Mr L'abbé Terray n'était pas géographe. Les échanges faits avec le Roi de Sardaigne, ont été la cause de ce péché contre nature.

Nous attendrons vos ordres, Monsieur, jusqu'à ce que les nouveaux arrangements qu'on projette vous laissent le tems de jetter les yeux sur nôtre petit coin de terre.

J'ose encor vous suplier de daigner protèger nos tanneries, nôtre bois de chaufage, nôtre charbon, nôtre beure, nôtre fromage. Nous avons compté que tous ces objets de première nécessité ne paieraient aucun droit en vertu de nos trente mille Livres. Ces trente mille Livres que nous donnons tous les ans, prouvent assez que nous ne sommes point province étrangère, et nos tanneurs croient surtout, que nous ne devons rien à la compagnie des Cuirs, attendu qu'ils ont été déclarés éxempts de cet impôt par Henri 4. Ils prétendent, Monsieur, que les volontés de Henri 4 doivent vous être chères à vous, et à Monsieur Turgot, plus qu'à personne.

J'aurais encor, si je l'osais, d'autre requêtes à vous présenter. Je vous dirais que nous sommes obligés d'envoier à Belley, c'est à dire, à quinze lieues de chez nous, l'argent de nôtre capitation, de nos vingtièmes, et de la taille de nos villages. Ne serait il pas raisonnable que nous eussions chez nous un receveur qui ferait passer tout d'un trait nos contributions à Paris?

Ne serait-il pas juste de donner cet emploi à Mr Sedillot, cy devant receveur du grenier à sel, qui a séance dans nos états, qui posséde une terre seigneuriale dans le païs, et qui dans nôtre affaire avec les fermiers généraux a préféré hautement le bien public à son intérêt particulier?

Voilà, Monsieur, ce que je prendrais la liberté de vous proposer, parce que la chose me parait juste.

Je vous demande pardon d'abuser de vôtre tems et de vôtre patience.

J'ai l'honneur d'être avec autant de respect que de reconnaissance

Monsieur

Vôtre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire

Le Parlement de Dijon vien[t] enfin d'enrégistrer nos franchises, en se réservant de faire des remontrances au Roi.