1776-01-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Fargès de Polizy.

Monsieur,

Vous vous êtes bien douté qu'étant au nombre des reconnaissants je serais aussi au nombre des importuns.
Les petites provinces fatiguent le ministère comme les grandes.

Nous avons entre les deux plus horribles montagnes de l'Europe un petit abîme qu'on appelle Lelex, peuplé d'environ deux cents habitants, qui ont toujours été employés aux corvées de l'abominable chemin dit la Faucille. Ces malheureux ont toujours pris leur sel à Gex, ils étaient du pays de Gex, quand cette province appartenait au duc de Savoie.

Il a plu à mr l'abbé Terray de les déclarer ressortissants de Belley, quoique Belley soit à dix-huit lieues, et que Gex ne soit qu'à une.

Il me semble que mr Turgot a autant de droit de les remettre dans l'état où la nature les a placés, que mr l'abbé Terray en a eu de les en ôter.

Je joins, monsieur, à la lettre que j'ai l'honneur de vous écrire une carte fidèle de cet affreux coin de terre et un ordre de mr Fabry, chevalier des ordres du roi, et subdélégué de Gex, donné à ces malheureux en 1774. J'y joins aussi un certificat d'un curé. Vous pourrez décider sur ces pièces quand il vous plaira.

Comme les tanneries du royaume et les papeteries, monsieur, sont aussi sous vos lois, permettez moi de vous demander si vous voulez que ces manufactures payent des droits? N'avez vous pas entendu qu'au moyen de trente mille livres que nous donnons, notre petite province serait délivrée de tous ces impôts? n'est-ce pas l'intention de monsieur le contrôleur général?

Je lui ai envoyé un mémoire concernant nos autres griefs, mais malheureusement j'ai appris au départ de mon paquet que notre bienfaisant ministre avait un nouvel accès de goutte.

J'apprends aussi que ses ennemis ont un nouvel accès de rage. Ils sont comme les diables dont on dit que les tourments redoublent quand dieu veut faire du bien aux hommes.

Je me flatte, monsieur, que sans écouter leurs cris vous voudrez bien m'envoyer votre décision, et pardonner à mes importunités avec votre bonté ordinaire.

J'ai l'honneur d'être avec autant de respect que de reconnaissance

Mr

vôtre.

P. S. Je vous supplie de pardonner à mes yeux de quatre-vingt-deux ans s'ils ne peuvent pas lire votre écriture. Ayez la bonté, monsieur, de me donner vos ordres par un secrétaire, car, révérence parler, vous écrivez comme un chat.

Le parlement de Dijon vient enfin d'enregistrer nos franchises, en se réservant de faire des remontrances au roi.

On me dit que M. Turgot est très mal. Si cela est, je suis désespéré, et je renonce à toute affaire.