1776-02-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Samuel Du Pont de Nemours.

Je suis pénétré, Monsieur, de tous les sentiments que je vois dans la Lettre dont vous m'honorez de Versailles du 1er février.
Amour du bien public, parconséquent zèle ardent pour Monsieur Sully Turgot; et enfin bonté pour moi en qualité d'homme de vôtre religion.

Oserais-je m'adresser à vous pour vous prier de me faire avoir ce qu'on a écrit de mieux sur les corvées? Mon vieux sang bouillonne dans mes vieilles veines quand j'entends dire que les Escarpins de Versailles et de Paris s'opposent à l'extirpation de cette barbare servitude, destructive des campagnes.

Nous autres Suisses de Gex nous soupirions après l'édit des corvées, comme nous avons soupiré après la retraitte des armées de la ferme générale, et nous paierons tous avec allégresse ce qui sera ordonné.

Nous ne fesons de représentations que sur un seul point. Nous insistons sur le droit qu'ont tous les païs d'Etats d'asseoir l'imposition. Nôtre imposition par les Etats de Gex, n'est autre chose qu'un Don Gratuit de nos compatriotes. Nos maîtres horlogers donnaient, par éxemple, six Louis d'or aux commis d'un bureau de Saconney pour n'être pas fouillés en allant acheter à Genêve leur nécessaire, et nous n'acceptons d'eux que six écus de six francs pour leur part de la subvention qu'ils nous offrent. Nous comptons ne prendre qu'un écu de trois Livres de tout autre fabriquant non possessioné. Monsieur Le Controlleur général ne permettra t-il pas que nos états arrêtent le tarif de cette Légère contribution qui est fort audessous de ce qu'on nous offre, et que nous n'augmenterons jamais? Nos fabriquants étrangers offrent de nous soulager, le ministère s'y opposera t-il?

En général la terre doit tout paier, parce que tout vient de la terre. Mais un horloger qui emploie pour trente sous d'acier et de cuivre formés dans la terre, et qui avec cent écus d'or venus du Pérou, et cent écus de Karats venus de Golconde, fait une montre de soixante Louïs, n'est-il pas plus en état de païer un petit impôt qu'un cultivateur dont le terrain lui rend trois épics pour un?

Je parle contre moi, car j'ai rassemblé plus d'horlogers que tous les possesseurs des terres n'en ont autour de Genêve. Mais je vous imite, Monsieur, je préfère le bien public à mon amour propre.

Vous voulez que je vous parle à cœur ouvert sur Monsieur Fabri. Il est vrai qu'il réunit plusieurs offices qui semblaient peu compatibles; il est comme le chien de Lafontaine,

Il mangeait plus que trois; mais on ne disait pas
Qu'il avait aussi triple gueule
Quand les chiens livraient des combats.

Il travaille en effet plus que trois hommes occupés, et depuis que les Etats m'ont fait leur commissionaire je ne l'ai trouvé en faute sur rien. Je dirai naïvement la vérité à Monsieur Le controlleur général en toute occasion.

Puisque vous m'avez envoié les réponses de ce digne ministre à mes importunes questions, permettez que je demande encor ses ordres. J'aime à les recevoir de vôtre main. Puisse la sienne, qu'il emploie au soulagement des peuples, n'être plus enflée de la goutte!

J'ai reçu une longue Lettre de MrLe grand chancelier d'Angleterre, contre signée Turgot. Si c'est à vous, Monsieur, que j'en ai l'obligation, daignez m'en instruire, et agréez mes remerciements.

Le vieux malade de Ferney ne cesse de vous féliciter, Monsieur, de vivre auprès de Monsieur De Rosny. J'espère que vous me donnerez encor des instructions de sa part, sur les demandes que nos états prennent la liberté de lui faire, et que je prends la liberté de lui adresser. Nous ne fesons ces propositions que pour nous instruire, étant tous également résolus à éxécuter ses volontés avec promptitude et reconnaissance.

Est-il vrai que Monsieur David, ce jeune négociant que vous m'amenâtes à Ferney, commence sa carrière Diplomatique par l'ambassade de Hollande?

Vôtre très humble et très obéissant serviteur

Le vieux malade de Ferney V.