à Ferney 29e Janvier 1767
C'est une grande consolation pour nous, Monsieur, dans la disette où nous sommes, et dans la saison la plus rigoureuse que nous aions jamais éprouvée, de recevoir vôtre lettre du 28.
Nous avons envoié chercher de la viande de boucherie à Gex, on n'y vend que de mauvaise vache; nos gens n'ont pu la manger. Nous avons fait venir deux fois par le courier de Lyon des vivres pour un jour, mais celà ne peut se répéter. Si la cessation de nôtre correspondance nécessaire avec Genêve pouvait contribuer à ramener les esprits, nous nous réduirions volontiers à ne manger que du pain, et vous remarquerez en passant que le pain coûte icy quatre sous et demi la livre.
Nous faisions venir des provisions de Lyon pour cette année par les voitures publiques; elles sont arrêtées. Nôtre aumônier est tombé très dangereusement malade à Ornex; nous n'avons pu encor lui faire avoir ni médecin ni chirurgien, parce que les carosses qui les allaient chercher n'ont pu passer.
Tout le poids retombe uniquement sur nous, nôtre maison étant la seule considérable du païs. Vous savez que nous avons cent personnes à nourrir par jour. Vous savez que le païs de Gex ne fournit rien du tout. Les montagnes qui nous séparent de la franche Comté sont couvertes de dix pieds de neige cinq mois de l'année; c'est la Savoye qui nous nourit, et les Savoyards ne peuvent arriver à nous que par Genêve. Il n'y a de marché qu'à Genêve. Celui de Saconey, comme vous le savez, ne fournit précisément qu'un peu de bois qu'on coupe en délit dans nos forêts.
Vous êtes témoin que tout abonde à Genêve; qu'elle tire aisément toutes ses provisions par le lac, par le Faucigny et par le Chablais; qu'elle peut même faire venir du Valais les choses les plus recherchées. En un mot, il n'y a que nous qui souffrons.
Mr Le chevalier De Jaucourt, et Mr Le chevalier de Virieu sont les témoins de tout ce que nous vous certifions. Il suffit d'une carte du païs pour voir qu'il est impossible que les choses soient autrement.
Nous ne nous plaignons pas des troupes; aucontraire, nous souhaitterions qu'elles restassent toujours dans les mêmes postes. Nonseulement elles mettraient un frein à l'audace des contrebandiers qui passaient souvent au nombre de cinquante ou soixante, sur le territoire de Genêve, et qui bientôt deviendraient des voleurs de grand chemin; mais elles empêcheraient que nos bois de chaufage coupés en délit, fussent vendus à Genêve sous nos yeux. Les forêts du Roi sont dévastées; c'est un très grand article qui mérite toute l'attention du ministère.
Les troupes pouraient empêcher encor le commerce pernicieux de la jouaillerie et de la fabrique de montres de Genêve, commerce prohibé en France, et principalement soutenu par les habitants du païs de Gex qui ont prèsque tous abandonné l'agriculture pour travailler chez eux aux manufactures de Genêve.
Nous avons sur tous ces objets un mémoire à présenter au ministère, et personne n'est plus empressé que nous à seconder ses vues.
Nous avons toujours tiré nos provisions de France autant que nous l'avons pu, et nous voudrions en faire autant pour les besoins journaliers; mais la position des lieux ne le permet pas.
Le bureau de la poste qui pourait être aisément sur le territoire de France, est à Genêve; et il faut y envoier six fois par semaine. Outre le commissionaire pour nos Lettres nous avons besoin d'envoier souvent nôtre pourvoieur. Nous ne pouvons nous dispenser de demander aussi un passeport pour un homme d'affaires. Nous ne vivons que grâce aux remises que Mr De La Borde veut bien nous faire. Nous avons souvent à recevoir et à paier. Le détail des nécessités renait tous les jours.
Nous sommes donc forcés à demander trois passeports, pour le sr Wagnière, pour le sr Faÿ, et pour le commissionaire des Lettres.
Nous sommes plus affligés que vous ne pouvez le penser, de fatiguer le ministère pour des choses si minutieuses à ses yeux, et si essentielles pour nous.
Nous vous suplions très instamment d'envoier nôtre lettre à la cour. Vous êtes trop instruit des vérités qu'elle contient pour n'avoir pas la bonté de les apuier de vôtre témoignage. Nous vous aurons une obligation égale à la détresse où nous sommes.
Nous avons l'honneur d'être avec tous les sentiments que nous vous devons, Monsieur, vos très humbles et très obéïssants serviteur et servante
Denis
Voltaire