5e juillet 1773
Mon cher Picard, ceux qui se portent bien ont pu vous faire leurs compliments sur L'embrion de l'âme immortelle logée depuis deux mois entre le rectum et la vessie de Madame d'Hornoy, mais ceux qui trainent les restes d'une vie languissante n'ont pu être si diligents.
Ils n'en prennent pas moins d'intérêt à la petite machine à peine organisée que vos deux machines ont produite sans savoir comment. Je souhaitte au fœtus toutes sortes de prospérités dans le monde ridicule qu'il habitera, et que je vais bientôt quitter. Il est fort vraisemblable que je ne verrai jamais ce Monsieur, mais j'aurais été fort aise de voir son père et sa mère à Paris.
Si vous avez lu le nouveau mémoire de Linguet, pour le comte de Morangiés, vous aurez dû être surpris qu'au sujet de quatre Lettres de change Linguet ait parlé de la forêt enchantée du Tasse, du goufre de Curtius, d'Euridice et d'Orphée, de Tantale et des furies. Je ne sais d'ailleurs s'il est prudent et s'il est permis de dire tant d'injures à ses juges. Ce Linguet a un orgueil bien révoltant. La modération n'a jamais gâté les affaires. Louis onze avait raison de dire, quand orgueil et outrecuidance marchent devant, honte et dommage vont derrière.
Celle qui a succédé à vôtre mère se porte beaucoup mieux, vôtre tante à merveille, et grasse comme une abbesse. Nous aurons cette année beaucoup de mauvais vin. Il faut espérer que les bleds réussiront chez vous. Nous éprouvons continuellement la cherté, et nous éprouvons la disette. Les prisons sont pleines de contrebandiers. Le ministère avait accordé à Genêve environ vingt mille septiers de bled; mais on prétend que l'abus de cette grâce à produit de nouveaux ordres de n'en plus laisser passer.
La discorde, la misère et la faim sont toujours dans la Pologne. Voilà ce qu'a produit le plus détestable gouvernement dont l'histoire ait jamais fait mention. C'état l'ancien gouvernement féodal dans toute son horreur. Des tirans prêtres, des tirans laïques, un peuple esclave, sans industrie et sans arts, je défie qu'on imagine rien de pis. On dit les Turcs battus par tout, il serait plaisant de voir les Russes donner la clef des champs aux religieuses du serrail.
Voilà tout ce que je sais. Je vous embrasse de tout mon coeur.