1739-06-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Monseigneur,

En revenant de ces tristes terres, dans le voisinage desquelles votre altesse royale n'a point été, j'ay l'honneur de luy écrire pour me consoler.
J'espère que votre altesse royale m'enverra longtemps ses ordres à Bruxelles, je les recevray baucoup plus tôt, et plus sûrement que quand ils faisoient tant de cascades de Paris à Bar le Duc, et à Cirey. Je recevray au moins vos ordres directement, dans l'espérance qu'un jour avant de mourir videbo dominum meum a facie, ad faciem.

Je prends la liberté d'adresser à votre altesse royale une petite relation, non pas de mon voiage, mais de celuy de monsieur le baron de Gangan. C'est une fadaise phisolophique qui ne doit être lue que comme on se délasse d'un travail sérieux avec les boufoneries d'Arlequin. Le respectable ennemy de Machiavel aura t'il quelques moments pour voiager avec ce baron de Gangan? Il y verra au moins un petit article plein de vérité sur les choses de la terre.

Je compte vous présenter bientôt un autre tribut de bagatelles poétiques, car je me tiens comptable de mon temps à mon vray Souverain. Les biens des sujets apartiennent dit on aux autres rois; mon cœur et mes moments apartiennent au mien. Madame du Chastelet, son autre sujette, et plus digne ornement de sa cour, luy présente ses respects, selon la permission qu'il nous en a donnée. Elle ne fera icy que plaider. Elle trouvera peu de personnes à qui elle puisse parler de philosophie; les arts n'habitent pas plus à Bruxelles que les plaisirs. Une vie retirée et douce est icy le partage de presque tous les particuliers, mais cette vie douce ressemble si fort à l'ennuy, qu'on s'y méprend très aisément. L'ennuy n'aprochera point d'une maison qu'Emilie habite, et qui est honorée des lettres de notre prince. Nous sommes dans le quartier le plus retiré, dans la rue de la Grosse Tour. C'est là que nous nous entretenons tous les jours de ce prince qui sera l'amour de la terre comme il est le nôtre, et de M. le baron de Keiserling, si digne de luy plaire et de le voir, et du savant mr Jordan, à qui je porte envie.

Je suis avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance,

Monseigneur,

de votre altesse royale,

le très humble.