[c.1 July 1738]
Monseigneur,
J'ay receu une partie des nouvelles faveurs dont votre Alt. royale me comble.
Mr Tiriot m'a fait tenir le paquet où je trouve le philosofe guerrier et les Epîtresà mrs de Keiserling et Jordan. Vous allez à pas de géant, et moy je me traîne avec faiblesse. Je n'ay l'honneur d'envoyer qu'une pauvre épitre. Oportet illum crescere, me autem minui.
Je demande en grâce à votre altesse royale qu'une des premières expéditions de ses campagnes ce soit de venir reprendre Cirey, qui a été très injustement détaché de Remusberg, auquel il apartient de droit. Mais à la paix ne rendez jamais Cirey, je vous en conjure monseigneur. Rendez si vous voulez Strasbourg et Mets, mais gardez votre Cirey, et surtout que le canon n'endommage point les lambris dorez et vernis, et les niches et les entresolles d'Emilie. Je me doute qu'il y a en chemin une écritoire pour elle, celle dont vous avez honoré mr Jordan va faire éclore d'excelents ouvrages. Si c'étoit un autre que Jordan je dirois sur cette écritoire venue de votre main, ce que je ne sçai quel turc disoit à Scanderbeg, Vous m'avez envoyé votre sabre, mais vous ne m'avez pas envoyé votre bras.
Votre épître à Jordan est de la très bonne plaisanterie, celle à Césarion est digne de votre cœur et de votre esprit. Le philosophe guerrier répond très bien à son titre, cela est plein d'imagination et de raison.
Remarquez je vous en suplie monseigneur, que vous ne faites que de légères fautes contre la langue, et contre notre versification. Par exemple dans ce beau commencement,
vous mettez la science non d'orgueil enflée.
Vous ne pouvez deviner que science est là de trois sillabes, et que ce non est un peu dur après science. Voylà ce qu'un grammairien de l'Académie française vous dirait, mais vous avez ce que n'a nul académicien de nos jours, je veux dire du génie.
Je vous demande pardon monseigneur, mais savez vous combien ces vers sont baux?
Elle n'a fait qu'un Federic, puisse t'il rester dans ce monde aussi longtemps que son nom!
Je jure à votre altesse royale que dès que vous aurez repris possession du château de Cirey, il ne sera plus question de la capucinade que vous me reprochez si héroïquement. Mais monseigneur Socrate sacrifioit quelquefois avec les grecs. Il est vray que cela ne le sauva pas, mais cela peut sauver les petits socratins d'aujourduy. Felix quem faciunt aliena pericula cautum.
Il y avoit une fois un bau jeune lyon qui passoit hardiment auprès d'un ânon que son maître chargeoit, et battoit. 'N'as tu pas de honte', dit ce lyon à l'ânon, 'de te laisser ainsi mettre deux paniers sur le dos?' 'Monseigneur', luy répondit l'ânon, 'quand j'auray l'honneur d'être lyon ce sera mon maître qui portera mes paniers'.
Tout ânon que je suis, voicy une épître assez ferme que j'ay l'honneur de joindre à ce paquet. Je serois curieux de savoir, ce qu'un Wolf en penseroit, si sapientissimus Volfius pouvoit lire des vers français. Je voudrois bien avoir l'avis d'un Jordan, que sera je crois un digne successeur de Mr de Bausobre; surtout d'un Cesarion, mais, surtout, surtout, de votre altesse Royale, de vous, grand prince et grand homme, qui réunissez tous les talens de ceux dont je parle.
Votre altesse Royale a lu sans doute L'excellent livre de mr de Maupertuis. Un homme tel que luy fonderoit à Berlin (dans l'ocasion) une académie des sciences, qui seroit au dessus de celle de Paris.
J'ai reçu une lettre de mr de Keiserling, de l'Ephestion de Remusberg. Vous avez grand prince, ce qui manque à ceux qui sont ce que vous serez un jour, vous avez de vrais amis.
Je suis étonné de voir par la lettre de votre altesse royale non dattée qu'elle n'a point reçu les 4 actes de la Merope, acompagnez d'une assez longue lettre. Cependant il y a six semaines que mr Tiriot m'acusa la réception du paquet et dut le mettre à la poste. Il y a eu quelquefois de petits dérangements arrivez au commerce dont vous m'honorez.
Je compte envoyer bientôt à votre A. R. un exemplaire d'une édition plus correcte des éléments de Neuton. Il n'y a que vous au monde Monseigneur qui puisse allier tout cela avec la foule de vos occupations et de vos devoirs.
Madame du Chastelet ne cesse d'être pénétrée pour votre personne d'admiration . . . et de regrets. Vous m'avez donné un grand titre. Je ne pouray jamais le mériter quoyque mon cœur fasse tout ce qu'il faut pour cela. Un homme que le fameux chevalier Sidney avoit aimé, ordonna qu'après sa mort on mît sur sa tombe, au lieu de son nom, Cy gist l'amy de Sidney. Ma tombe ne pourra jamais avoir un tel honeur. Il n'y a pas moyen d'oser se dire l'amy de . . . .
Je suis, avec la plus profonde vénération et le dévouement tendre que vous daignez permettre,
Monseigneur,
de v. a. R.
le tr.