[c. 1 September 1738]
Il fallait votre altesse royale, monseigneur, et Emilie pour me donner la force de penser et d'écrire. J'ai été assez près d'aller voir ce royaume qu'Orphée charma, et dont je n'aurais voulu revenir que pour Emilie et pour votre personne.
Vous ne croiriez peut-être pas, monseigneur, que j'ai encore beaucoup réformé Mérope. J'avais, dans le commencement, voulu imiter le marquis Maffei, car j'aime passionnément à faire valoir dans ma patrie les chefsd'œuvre des étrangers. Mais petit à petit, à force de travailler, la Mérope est devenue toute française. Grâce à vos sages critiques, elle est autant à vous qu'à moi; aussi quand je la ferai imprimer, je vous demanderai la permission de vous la dédier, et de mettre à vos pieds, et la pièce et mes idées sur la tragédie.
Je ne sais si votre altesse royale a reçu la nouvelle édition des Elémens de Newton. Puisqu'elle daigne s'intéresser assez à moi pour me mander que m. s'Gravesende n'en a pas dit de bien, je lui dirai que je n'en suis pas surpris.
Les libraires ou corsaires hollandais, impatients de débiter cet ouvrage, se sont avisés de faire brocher les deux derniers chapitres par un métaphysicien hollandais, qui s'est avisé de contredire les sentiments de m. s'Gravesende dans les deux chapitres postiches. Il nie les deux plus beaux avantages du système newtonien, l'explication des marées, et la cause de la précession des équinoxes, qui vient sans difficulté de la protubérance de la terre à l'équateur. M. s'Gravesende est avec raison attaché à ces deux grands points. D'ailleurs le livre est imprimé avec cent fautes ridicules; l'édition de France, sous le nom de Londres, est un peu plus correcte. Les cartésiens crient comme des fous à qui on veut ôter les trésors imaginaires dont ils se repaissaient: ils se croient appauvris si la nature a des vides. Il semble qu'on les vole; il y en a qui se fâchent sérieusement. Pour moi je me garderai bien de me fâcher de rien, tant que divus Federicus et diva Emilia m'honoreront de leurs bontés.
Nous venons d'être un peu plus instruits de ce Beringhem: c'est une ville entre le pays de Liége et Juliers. Si cela était à la bienséance de sa majesté, et qu'elle daignât l'honorer du titre de sa sujette, on recevrait, comme de raison, toutes les lois que sa majesté daignerait prescrire. Madame du Châtelet n'a pas osé en parler à votre altesse royale; elle me charge d'oser demander votre protection. Nous nous conduirons dans cette affaire par vos seuls ordres. Madame du Châtelet vient d'envoyer un homme sur les lieux; c'est un avocat de Lorraine.
Si l'affaire pouvait tourner comme je le souhaite, il ne serait pas difficile de déterminer m. le marquis du Châtelet à faire un petit voyage. Enfin j'ose entrevoir que je pourrais, avec toutes les bienséances possibles, dussent les gazettes en parler, venir me jeter aux pieds de votre altesse royale, et voir enfin ce que j'admire.
J'espère que votre autre sujet, m. Thiriot, va venir pour quelques jours dans votre château de Cirey. C'est alors que votre culte y sera parfaitement établi, et que nous chanterons des hymnes que le cœur aura dictés.
Je suis, avec le plus profond respect et cette tendre reconnaissance qui augmente tous les jours, &c.