1738-02-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Mgr,

Une maladie qui a fait le tour de la France est enfin venue s'emparer de ma figure légère dans un châtau qui devroit être à l'abry de tous les fléaux de ce monde puisqu'on y vit sous les auspices divi Federici et divae Æmiliæ.
J'étois au lit lorsque je reçus à la fois deux lettres bien consolantes de v. a. R. l'une par la voye de Tiriot à qui votre altesse royale très juste dans ses épitètes donne celle de trompete, mais qui est aussi une des trompetes de votre gloire; l'autre lettre est venue en droiture à sa destination.

Toutes celles dont vous m'avez honoré monseigneur ont été autant de bienfaits pour moy, mais la dernière est celle qui m'a causé le plus de joie. Ce n'est pas simplement par ce que c'est la dernière c'est par ce que vous avez jugé des défauts de Merope comme si v. a. R. avoit passé sa vie à fréquenter nos téâtres.

Nous en parlions la sublime Emilie et moy, et nous nous demandions si cette crainte que marquoit Polifonte au 4ème acte, si cette langueur du vieux bonhomme Narbas, et ce soin de se conserver au cinquième acte auroient déplu à v. a. R. Le courier des lettres arriva et aporta vos critiques. Nous fûmes enchantez. Que croyez vous que je fis sur le champ monseigneur, tout malade que j'étois? Vous Le devinez bien, je corrigeay sur le champ et ce quatrième et ce cinquième acte.

Je m'étois un peu hâté monseigneur de vous envoyer L'ouvrage. L'envie de présenter des prémices Divo Federico ne m'avoit pas permis d'attendre que la moisson fût mûre. Ainsi je vous suplie de regarder cet essay comme Des fruits précoces. Ils aprochent un peu plus actuellement de leur point de maturité. J'ay beaucoup retouché la fin du second, la fin du troisième, le commencement et la fin du 4, et presque la moitié du cinq. Si votre altesse royale le permet, je luy enverray, ou bien une copie des 4 actes retouchez ou bien seulement les endroits corrigez.

Toutes les fautes du copiste sont reprises très àpropos par v. a. R., et montrent une très grande connaissance de notre langue.

Seulement v. a. R. s'est trompée en croyant qu'on ne dit point la complice en parlant d'une femme. Il faut certainement dire la complice, quoy qu'on dise le témoin et non pas la témoin, le prix et non pas la prix.

Je crois que Tiriot enverra bientôt à v. a. R. une tragédie nouvelle qui est infiniment goûtée à Paris. Elle est d'un homme à peu près de mon âge nommé la Chaussée qui s'est mis à composer pour le téâtre assez tard, comme s'il avoit voulu attendre que son génie fût dans toute sa force. Il a fait déjà une comédie fort estimée intitulée Le préjugé à la mode, et une épître à Clio dont les trois quarts sont un ouvrage parfait dans son genre. J'espère baucoup de sa tragédie de Maximien. Ce sera un amusement de plus pour Remusberg. Il sera lu et aprouvé par votre altesse royale, je ne peux luy souhaiter rien de mieux.

Vous êtes notre juge monseigneur, nous sommes comme les peuples d'Elide qui crurent n'avoir point établi des jeux honorables si on ne les aprouva en Egipte.

Votre altesse royale me fait frémir en me parlant de ce que je soupçonois du czar. Ah cet homme est indigne d'avoir bâti des villes! C'est un tigre qui a été le législateur des loups.

Votre A. R. daigne me promettre La cantate de la le Couvreur. Ah monseigneur honorez donc Cirey de ce présent! Il faut qu'une partie de nos plaisirs nous vienne de Remusberg.

Je seray en paradis quand mes oreilles entendront mes vers embelis par votre musique et chantez par Emilie.

Je voudrois que tous nos petits rimailleurs pussent lire ce que votre altesse royale m'a écrit sur le stile marotique, et sur le ridicule d'exprimer en vieux mots des choses qui ne méritent d'être exprimé en aucune langue. Gresset ne tombe point dans ce défaut. Il écrit purement, il a des vers heureux et faciles, il ne luy manque que de la force, un peu de variété, et surtout un stile concis, car il dit d'ordinaire en dix vers ce qu'il ne faudroit dire qu'en deux. Mais votre esprit supérieur sent tout cela mieux que moy.

Je m'imagine que mr le baron de Kaezerling est enfin revenu vers son étoile polaire et que Louis 14 et Neuton ont subi leur arrest.

Je suis avec un profond respect et la plus tendre reconnaissance pariter cum Emilia,

M.

&c.

J'attends cet arrest pour continuer ou pour suspendre l'histoire du siècle de Louis 14.