1738-10-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.
Prince vous ordonnez que Tiriot dise
Tout ce qu'à Cirey nous faisons.
Ne le voyez vous pas sans qu'on vous en instruise?
Vous êtes notre maître, et nous vous imitons.
Nous retenons de vous, les plus belles leçons,
De la sagesse d'Epicure.
Comme vous, nous sacrifions
A tous les arts, à la nature.
Mais de fort loin nous vous suivons.
Ainsi tandis qu'à l'aventure
Le dieu du jour lance un rayon
Au fond de quelque chambre obscure,
De ces traits la lumière pure
Y peint du plus vaste horizon
La perspective en miniature.
Une telle comparaison
Se sent un peu de la lecture
Et de Kirker et de Neuton.
Par ce ton si philosophique
Qu'ose prendre ma faible voix
Peut-être je gâte à la fois
La poésie et la physique.
Je ne serai point entendu
De la foule absurde et légère
Du peuple à Paris répandu,
Ni de l'autre important vulgaire
A la cour toujours morfondu,
Mais que m'importe de leur plaire?
Héros placé trop loin de nous,
Mon appui, mon dieu tutélaire,
Vous qui possédez tous les goûts,
Ainsi que tous les dons de plaire,
Prince, je n'écris que pour vous.
Qu'un autre dans ses vers lyriques,
Depuis deux mille ans répétés,
Brode encore des fables antiques,
Je veux de neuves vérités.
Divinités des bergeries,
Naïades des rives fleuries,
Satyres qui dansez toujours,
Vieux enfants que l'on nomme amours,
Qui faites naître en nos prairies
De mauvais vers et de beaux jours,
Allez remplir les hémistiches
De ces vers pillés et postiches
Des rimailleurs suivant les cours,
Ecrits sans force et sans audace,
Restez chez les imitateurs,
Chez ces vains échos du Parnasse,
Et mourez avec vos auteurs.
Si quelqu'un d'une voix légère
Ose chanter pour mon héros,
Qu'il renonce à tous ces propos,
Penser est sa première affaire.
J'aime mieux, sans comparaison,
Des fautes avec du génie
Qu'une pure et froide oraison
Des messieurs de l'Académie.
Jardins plantés en symétrie,
Arbres nains, tirés au cordeau,
Celui qui vous met au niveau,
En vain s'applaudit, se récrie,
En voyant ce petit morceau.
Jardins, il faut que je vous fuie,
Trop d'art me révolte et m'ennuie,
J'aime mieux ces vastes forêts,
Et la nature plus hardie,
Irrégulière dans ses traits
S'accorde avec ma fantaisie.
Mais dans ce discours familier
En vain je crois étudier
Cette nature simple et belle,
Je me sens plus irrégulier
Et beaucoup moins aimable qu'elle.
Accordez moi votre pardon
Pour cette longue rhapsodie,
Je l'écrivis avec saillie,
Mais peu maître de ma raison,
Car j'étais auprès d'Emilie.

Monseigneur, l'épître dont votre altesse royale a honoré mr Jordan, un des hommes des plus dignes de ses bontés, méritait de ma part quelque chose de mieux que ces petits vers croqués, mais je ne suis pas aussi heureux dans mes expressions que vif dans mes sentiments. Je suis toujours pénétré et étonné de ce que vous daignez faire, et vous avez beau continuer, vous m'étonnerez toujours. Au milieu des consolations qui me viennent du Marc Aurele de l'Allemagne, il se mêle bien des amertumes. Je vois avec douleur qu'il eût été très facile que madame du Chastelet eût été dans le pays de Juliers. Votre altesse royale est venue dans cette terre promise, et nous sommes restés à Cirey. Je ne crois pas que les terres de Beringhem et de Ham conviennent à sa majesté comme on me l'avait dit d'abord. Elles sont auprès des terres qui ont été cédées à la maison d'Orange par vos partages, et de plus une partie de ces terres relève de l'évêque de Liege. Mais quoi qu'il arrive si jamais votre altesse royale fait un second voyage dans cette partie de ses états, je ne désespère pas de me trouver sur sa route. J'oserais presque supplier monseigneur l'électeur palatin de se dépêcher, tant j'ai d'impatience de voir votre altesse royale.

Tiriot a été témoin du culte établi à Cirey et de l'encens qui fume sur vos autels; ces autels sont nos cœurs, et cet encens c'est la vérité. Quelque envie que j'eusse de faire connaître à Tiriot une partie de cette grande âme qui daigne se déployer pour nous dans ses lettres, cependant je ne lui ai rien montré. Il n'a pas vu une ligne, et le trésor a été fermé sous cent clefs parceque je n'avais pas la permission de l'ouvrir.

Je vois toujours monseigneur avec une satisfaction qui approche de l'orgueil que les petites contradictions que j'essuie dans ma patrie indignent le grand cœur de votre altesse royale. Elle ne doute pas que son suffrage ne me récompense bien amplement de toutes ces peines. Elles sont communes à tous ceux qui ont cultivé les sciences; et parmi les gens de lettres ceux qui ont le plus aimé la vérité ont toujours été le plus persécutés. La calomnie a voulu faire périr Descartes et Bayle, Racine et Boileau seraient morts de chagrin s'ils n'avaient eu un protecteur dans Louis XIV. Il nous reste encore des vers qu'on a faits contre Virgile. Je suis bien loin de pouvoir être comparé à ces grands hommes; mais je suis bien plus heureux qu'eux. Je jouis de la paix, j'ai une fortune convenable à un philosophe, je vis dans une retraite délicieuse auprès de l'amie la plus respectable dont la société me fournit toujours de nouvelles leçons. Enfin monseigneur vous daignez m'aimer. Le plus vertueux, le plus aimable prince de l'Europe daigne m'ouvrir son cœur, me confier ses ouvrages et ses pensées, et corriger les miennes. Que me faut il de plus? La santé seule me manque, mais il n'y a point de malade plus heureux que moi.

Votre altesse royale veut elle permettre que je lui envoie la moitié du cinquième acte de Mérope que j'ai corrigée? et si la pièce après une nouvelle lecture lui paraît digne de l'impression, peut-être la hasarderai-je.

Madame la marquise du Chastelet vient de recevoir les plans de Remusberg dessinés par cet homme aimable dont on se souviendra toujours à Cirey. Il est bien triste de ne voir tout cela qu'en peinture.

Je suis toujours avec le plus profond respect et le dévouement le plus tendre,

Monseigneur,

de votre altesse royale

le très humble et très obéissant serviteur

Voltaire