De Beringhem [June 1739]
Mon aimable gros chat, j'ai reçu votre lettre à Bruxelles.
Nous voici maintenant en fin fond de Barbarie dans l'empire de son altesse monseigneur le marquis de Trichâteau, qui, je vous jure, est un assez vilain empire. Si madame du Chastelet demeure longtemps dans ce pays-ci, elle pourra s'appeler la reine des sauvages. Nous sommes dans l'auguste ville de Beringhem, & demain nous allons au superbe château de Ham, où il n'est pas sûr qu'on trouve des lits, ni des fenêtres, ni des portes. On dit cependant qu'il y a ici une troupe de voleurs. En ce cas, ce sont des voleurs qui font pénitence; je ne connais que nous de gens volables. Le plénipotentiaire Montors avait assuré m. du Chastelet que les citoyens de son auguste ville lui prêteraient beaucoup d'argent. Mais je doute qu'ils pussent prêter de quoi envoyer au marché. Cependant Emilie fait de l'algèbre, ce qui lui sera d'un grand secours dans le cours de sa vie, & d'un grand agrément dans la société. Moi, chétif, je ne suis encore rien, sinon que je n'ai ni principauté, ni procès, & que je suis un serviteur fort inutile.
P.S.Il faut à présent, gros chat, que vous sachiez que nous revenons du château de Ham: château moins orné que celui de Cirey, & où l'on trouve moins de bains & de cabinets bleu & or; mais il est logeable, & il y a de belles avenues. C'est une assez agréable situation. Mais fût ce l'empire du Cathay, rien ne vaut Cirey. Madame du Chastelet travaille à force à ses affaires. Si le succès dépend de son esprit & de son travail, elle sera fort riche; mais malheureusement tout cela dépend de gens qui n'ont pas autant d'esprit qu'elle. Mon cher gros chat, je baise mille fois vos pattes de velours. Adieu, ma chère amie.