1749-11-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Florent Claude Du Châtelet, marquis Du Châtelet-Lomont.

Je prie Monsieur le marquis du Chastelet de vouloir bien Considérer,

Que Lors qu'il acheta L'hôtel Lambert je Luy prêtay une somme d'argent qui jointe aux précédentes que j'avois déjà prêtées, Composoit plus de quarante mille Livres, et que Luy et feu madame sa femme, en Considération de L'amitié dont ils m'honoroient, et des dépenses qu'ils faisoient, Voulurent bien Condescendre à la prière que je fis à madame Du Chastelet de réduire Cette somme à trente mille Livres;

Que Monsieur le marquis du Chastelet dressa Chez monsieur Bronod, notaire, un acte sous sein privé par lequel en payement de ces trente mille livres, il me devoit donner deux mille Livres de rentes viagères ou me Céder un des grands apartements de L'hôtel Lambert,

que je n'ay point eû cet apartement puis qu'ils ont vendu L'hôtel, et que je n'ay jamais exigé le payement des deux mille Livres depuis douze années que j'ay donné quittance de ces deux milles Livres, quelques années, sans rien toucher, et payant la moitié de la dépense de la maison dans le faubourg st Honoré,

que depuis que nous Logeons dans la rue Traversine j'ay négligé même de donner des quittances, comptant toujours transiger pour les arrérages et pour le fonds d'une manière qui seroit agréable pour monsieur du Chastelet,

que j'eus ce bonheur L'hiver dernier, Lors que j'avois celuy de luy procurer un acomodement qui terminât son procez de Bruxelles et qui luy a procuré deux cent mille livres d'argent Comptant et que je le fis prier par madame la marquise du Chastelet de trouver bon que je leur cédasse le fond de trente mille Livres qu'ils me devoient, et les arrérages pour une somme de quinze mille livres seulement une fois payée, qu'il voulût bien y Consentir, et accepter d'un ancien serviteur ce favorable arrangement qu'il n'auroit pas accepté d'un étranger,

qu'il eût la bonté de m'en écrire dans des termes pleins d'amitié, de reconnaissance, dont les expressions me seront toujours prétieuses, qu'en Conséquence madame du Chastelet me fit compter par monsieur de la Croix 8000lt provenant de L'argent que je luy avois procuré par la transaction entre elle et monsieur de Hoensbrock en terminant le procez de Bruxelles,

que ces 8000lt joints à 2000lt que me donna monsier du Chastelet à Luneville font la somme de 10000lt ; que pour faire celle de 15000lt à quoy je me restraignais ainsi pour L'arrangement de leurs affaires, madame du Chastelet déstina les 5000lt restans à meubler un apartement pour moy dans sa maison de Campagne à Argenteuil et à acheter une mazure voisine, et un petit terrain dont je devois faire un Jardin,

que la perte Cruelle qu'on a faitte de madame du Chastelet n'a pas permis L'employ de ces 5000lt ,

qu'ainsi monsieur du Chastelet m'ayant promis quinze mille Livres pour un fonds d'argent prêté réduit à trente mille livres, et pour les arrérages de plusieurs années, et ne m'en ayant payé en touttes que 10000lt , m'est redevable de Cinq mille Livres; Pour le mettre plus à son aise au sujet de Cette dette d'honneur si Connuë de luy, et des amis de madame du Chastelet, je luy propose de me céder des éffets qui viennent de moy, Comme La Comode de marqueterie de boule, que j'achetay 500lt à L'inventaire de madame du Tort, et dont madame du Chastelet voulut bien permettre que j'ornasse son apartement, Le Couvert d'or que m'avoit donné le roy de Prusse, mon portrait en bague orné de diamants, un autre portrait en bague, une tabatière avec mon portrait. Je prendray d'ailleur si monsieur le marquis du Chastelet le trouve bon pour mon Compte les glaces, le service de porcelaine de Saxe, et je payeray Comme de raison argent Comptant le surplus de ce qu'il se trouvera acheté pour moy au delà des 5000lt ;

j'attends de L'amitié dont monsieur le marquis du Chastelet m'a toujours honoré qu'il voudra bien accepter Cet arrangement ainsi que les précédents. Je ne doute pas qu'il ne regarde cette affaire Comme une affaire d'honneur; et par ce motif il voudroit me faire des Conditions plus avantageuses.

Il sait qu'en partant pour le dernier et malheureux voyage de Luneville je prêtay 50 Louis à madame du Chastelet qui avoit perdu Chez la reine tout L'argent qu'elle déstinoit à son Voiage et qu'elle ne vouloit pas se défaire des billets qu'elle avoit sur monsieur de Montmartel, provenant de L'argent venu de Bruxelles. Il sait qu'à Luneville je luy en prêtois touttes les fois qu'il s'agissoit de payer, au jeu, Ceux avec qui elle ne faisoit pas des parties suivies, Comme Celles qu'elles faisoit avec monsieur Plonquet, et que je luy en prêtay même encor deux jours avant ses Couches en présence de tous les joueurs et de melle la Fond. Elle ne Comptoit plus avec moy, et je suis bien loin assurément de redemander la moindre de ces bagatelles.

Il sait les dépenses que j'ay faittes à l'aile qu'il m'a permis de bâtir à Cirey, et que j'ay laissé au Château des glaces et des meubles;

par toutes ces Considérations sa générosité et sa justice voudroient sans doute me faire un party fort au dessus de ce que je demande, mais mon attachement pour luy et L'envie que j'ay de Continuer toujours à luy procurer touttes les facilitez possibles m'engageroit plutôt à diminuer qu'à augmenter la somme qu'il voudroit me payer, et pour la quelle je ne veux que des meubles sans disputer sur le prix. Je le suplie donc de n'écouter que son honeur et son amitié, à moins qu'il ne veuille s'en raporter à des arbitres Comme à Monsieur Le maréchal de Richelieu, ou à Monsieur le président de Meynieres, ou à Monsieur le marquis d'Argenson ou à telle autre personne qu'il voudroit choisir, et à qui je communiquerois ce mémoire en cas que par un malheur imprévû Monsieur le marquis du Chastelet pût trouver mes demandes hors de saison.