1752-03-30, de Sébastien G. Longchamps à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Je viens de recevoir celle que vous m'avez fait écrire par mr de Francheville.
Je l'ay ouverte en tremblant dans la crainte où j'ettois de vous trouver Irritté contre moy, autant que mon Impudence le mérite. Mais j'y ay trouvé une bonté à laquelle je n'avois pas droit de m'attendre. Je reconnais le tort que j'ay eû et la faute que j'ay faite. Vous me promettez un pardon qui fait L'objet de mes désirs, et que je crois avoir mérité par mon répentir, si par le regret qu'on a de ses fautes on peut les éffacer; vous me donnez des avis salutaires (et dont je veux profiter) pour me faire rentrer dans le chemin de la vertu dont jusqu'à présent je ne me suis écarté qu'une seule fois. Vous connaissez L'auteur de mon égarement, J'ay ouverts les yeux, mais trop tard. J'ay vu le précipice où ses conseils pernicieux m'entraînoient. J'ay réparé ma faute autant qu'il êtoit possible de le faire en brûlant toutes les copies que j'avois tiré de vos ouvrages, et dont je n'avois fait aucun usage, alors j'ay brisé les liens qui me retenoient et j'ay cessé totalement de voir une personne qui m'a fait perdre mon Innocence et vôtre estime. Je veux la recouvrer et faire tout ce qui dépendra de moy pour mériter La grâce que vous m'offrez et vos bienfaits. Je ne vous rapelleray point tout ce que je vous ay dit autrefois n'y écrit depuis vôtre départ. Je vous ay toujours accusé le vray. Je vais vous dire la vérité encor telle que je la sçay sur tous les articles contenus dans la Lettre que j'ay reçu de votre part.

De tous Vos Livres tant de vôtre bibliotèque de Paris et d'ailleurs Je n'en ay soustrait aucun. J'avois seulement porté chez Lafond un manuscript contenant un receuil de Lettres du Roy de Prusse que nous Lisions ensemble, dont on n'a point tiré de copie, n'y fait aucun usage et qui a été remis à mde votre nièce après la visitte qu'on a fait chez luy et chez moy, de même qu'un livre intitulé La Volteriana, qui s'est trouvé chez moy avec une copie Informe de Rome sauvée. Tout cela est exactement vray.

A l'égard du m'anuscript infolio épais de trois doigts écrit de vôtre main et qui est une suitte de votre histoire universelle, je n'en ay jamais connu d'autres que celuy que je vous ay envoyé par la voye de mr le comte de Raesfeld. Mais il y en a encor un, point écrit de votre main, dans votre bibliotèque de Paris, mais il n'y a que quelques pages qui sont écrites, et qui est aussy une suitte de vôtre histoire, et c'est tout ce que j'ay jamais vû chez vous sur ce sujet hors les deux volumes in 4to que vous m'avez donné à transcrire à vôtre départ. Cet article est la pure vérité.

A l'égard des Lettres de mde la marquise du Chastelet et autres manuscripts de sa main je n'en ay jamais eû n'y orriginaux n'y copie. Il est vray qu'au premier voyage que J'ay fait en Lorraine avec vous et êtant pour lors à Ciray, je trouvay un jour sa femme de chambre, qui étoit la Chevalier, qui Lisoit dans un manuscript intitulé Emiliana et qui m'en fit Lire plusieurs pages à différentes fois, de même que dans deux autres Livres manuscripts contenant des receuils de lettres de différentes personnes, mais ces mêmes manuscripts n'ont pû sortir des mains de mde du Chastelet qu'à sa mort, elle les avoit toujours avec elle dans sa cassette.

Je peut vous assurer avec vérité que mde Lafond n'y son mary ne les ont point. Je leur dois rendre cette justice malgré mes griefs contre eux. J'ay été assez dans leur confidence pour qu'ils ne m'en ayent pas fait mistère. C'est moy même qui ait fait généralement toutes les malles, paquets et ballots en partant de Luneville et je n'en ay apperçu nul part aucun vestiges. Il est pourtant certain que mde la marquise du Chatelet Les avoit à Luneville. Je les y ay vûs et tenu de même que L'histoire de sa vie qu'elle avoit poussé jusqu'au jour qu'elle est tombée malade. Il n'est pas douteux que mde du Chatelet n'en ait disposé de son vivant. Je n'ay jamais soupçonné que mlle du Thil, à qui elle ait pû les confier de même qu'elle a fait sa traduction de Neuton. Si cette demoiselle ne les a pas, peut être sont ils chez m. de st Lambert, mais il n'y a pas d'apparence. Ce qui me le fait croire à moy c'est que je luy remis un paquet le jour de La mort de mde du Chatelet qu'elle avoit recommandé à mde Lafond de luy remettre en cas qu'elle vînt à mourir. Ce paquet n'étoit pas considérable et ne pouvoit contenir aucun ouvrage suivi, mais plutôt quelques lettres qu'on avoit roulées ensembles et cachetées avec cette adresse, pour remettre à mr de st Lambert après ma mort, et dattées de deux jours avant; en luy remettant ce paquet il me pria de luy avoir son portrait qui êtoit dans une bague que mde portoit au doigt et me donna le secret pour L'ouvrir. J'arrachay le portrait que je luy remis chez mde de Bouflers et remis en même temps la bague à mr du Chastelet luy même. Voilà tout ce que je sçay touchant cet article et c'est La plus exacte vérité.

Pour ce qui est de vos ouvrages je n'ay jamais soustrait aucun manuscript n'y aucun Livre. J'avois copié et fait copier par le portier l'histoire universelle et quelques Lambeaux des campagnes et quelques autres fragments, La pucelle que j'avois copiée à Ciray sur le manuscript de mde et dans le temps que je ne vous en savois pas l'autheur. J'ay tout représenté à mde votre nièce et tout a été brûlé. Tout le temps que je les ay eû, rien n'est sorty de mes mains et n'ay rien fait voir à personne. J'en ay fait le sacrifice en entier et n'ay gardé aucune chose. Vous pouvés m'en croire sur ma parole et être tranquille à cet égard. Tout cela est exactement vray. Je vous ay fait un aveu sincère. Je compte sur vôtre parole et attends ma grâce et mon pardon; quant à vos bienfaits je sçais que je m'en suis rendu indigne et que je ne les mérite point après ce que j'ay fait. Cependant La bonté de votre coeur me rassure et me fait espérer, que malgré La malheureuse faiblesse que j'ay eu de trahir votre confiance, vous me donnerés des marques de cette bienveillance dont vous m'avez flatté autre fois, et que par un effet de votre pure générosité vous me mettrez en scituation de pouvoir soutenir mon établissement par quelques secours et de ne devoir qu'à vous seul mon bonheur et ma fortune. Il vous est facile de le faire. Deux cent pistoles suffisent pour achever de faire graver Les ouvrages que j'ay fait commencer. Il n'y a aucun risque à me prêter de l'argent. Par mon commerce il y a les deux tiers de bénéfice sur les marchandises que je débitte. Le fond et les planches restent chez moy. Si monsieur me veut réellement quelque bien Il peut donner ses ordres à mr de Laleu qui prendra toutes les précautions nécessaire pour assurer les fonds que monsieur voudra bien me confier, et je luy promets de remplir tous les engagements que je prendray avec luy, qui seront à son choix soit pour La rente du principal pour un temps fixe et limité, ou en rente viagère et pour quelle somme il jugera àpropos. J'attends avec confiance L'effet de vos promesses et suis avec vénération et avec le plus profond respect,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur

Longchamps