à Bruxelles ce 30 janvier 1740
J'ay vu Monsieur la lettre que Madame la marquise du Chastelet a reçue de vous en datte du 23 janvier.
Je crois que vous perdez baucoup l'un et L'autre à rompre Le marché que vous aviez fait. Mon propre intérest m'y rend très sensible. Mais je suis surtout infiniment affligé de La cause de ce dérangement. Je suis bien sûr que tout autre que M. Kœnig seroit de la plus respectueuse reconnaissance pour Les bontez de madame du Chastelet. Non seulement elle se chargea de L'entretien de son frère et le fit traitter à Cirey comme le fils de la maison, mais lors qu'elle mena M. Kœnig à Paris, elle fit encor venir ce frère, elle les logea tout deux dans un apartement qu'elle Leur loua, n'ayant point alors la jouissance de son hôtel à Paris. Elle leur entretint un laquais, et donna ordre à son maitre d'hôtel de leur faire fournir sans aucune restriction tout ce qu'ils demanderoient. Un jour Le maître d'hôtel allant de luy même s'informer de M. Kœnig s'il n'avoit besoin de rien, Mr de Kœnig luy dit qu'on leur servoit tous les jours à dîner un gros bouilli d'un écu dont il ne mangeoit point, et qu'il eut mieux aimé autre chose. Sur le champ le maître d'hôtel alla de la part de mr Kœnig ordonner au maître de l'auberge de diminuer baucoup Le bouilly, et de le remplacer par des pièces de rôti, et par tout ce que mr Kœnig ordonneroit. Enfin Le mémoire de la dépense de la bouche se monta pendant un mois à environ cent écus, dont j'ay vu la quittance. Outre cette dépense et celle d'un domestique, madame du Chastelet luy envoya un sac de mille francs La veille de son départ de Paris, en Le priant d'y prendre tout ce qu'il jugeroit à propos. Mr de Kœnig prit 600lt dont il donna quittance.
Non seulement madame la marquise en agit avec cette générosité, qui est fort au dessus de sa fortune, mais elle luy procura tous les agréments qui pouvoient dépendre d'elle, car n'ayant point de maison, et logeant à l'hôtel de Richelieu, elle recomanda mr Kœnig à M. le marquis d'Entragues, qui Le mena à Versailles, le logea, luy fit voir la cour et toutes les fêtes publiques.
Je ne sçais après tant de bontez et de soins quel peut avoir été le sujet du mécontentement de votre compatriote. Aparemment qu'il étoit fâché de se voir remplacé par vous; et en ce cas monsieur je luy pardonerois un peu de jalousie. Mais les honnêtes gens ne pouroient luy pardonner d'avoir voulu décrier une personne respectable qu'il ne connoît que par son génie et par ses bienfaits. Aussi a t'il si bien senti d'abord la honte de ce procédé, qu'il en a demandé pardon par écrit à Made la marquise. Je vous enverrai sa lettre s'il le faut, afin qu'au moins vous pensiez comme luy sur ses fautes qu'il a reconues. Voylà monsieur dans la plus exacte vérité Le détail de toutte cette petite affaire. Il est au dessous de madame du Chastelet d'entrer dans ces minuties, mais j'ay cru devoir faire pour elle ce que sa supériorité en tout genre l'engage à négliger.
Je suis persuadé d'ailleurs que M. Kœnig a trop d'esprit, est trop digne des leçons de votre illustre père, et ambitionne trop votre estime pour ne pas réparer Le tort qu'il peut avoir, et pour ne pas sentir combien il est de son honneur de conserver du respect et de la reconnaissance pour une dame de cette considération dont il a reçu des apointements, et des témoignages de bonté fort au dessus de tout payement. Je ne puis douter que Mr Kœnig ne remplisse entièrement ses devoirs. Le mien monsieur est de vous assurer que la joye sincère que j'auray de vous voir auprès de madame la marquise du Chastelet, si vous pouvez luy tenir votre parole. Vous connaissez la vie de Cirey. Celle de Bruxelles est à peu près la même. De la liberté, de L'égalité, et de L'étude, plus de goust pour la solitude que pour la compagnie, voylà en deux mots notre genre de vie. Si vous voulez vivre avec elle, et que vous ayez quelque arrangement à prendre, vous pouvez en avertir librement, vous aurez touttes les facilitez possibles. Si votre situation ne le permet pas, je joindray des regrets au sentiments d'estime que j'ay pour vous, c'est avec ces sentiments que je serai toute ma vie, Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire