1776-02-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet.

Nos Lettres se sont croisées, mon cher et respectable philosophe.
Le sauvage américain dont vous parlez ne m'étonne point, mais il m'effraie, car je sais à n'en pouvoir douter qu'il est de la horde des autres sauvages français, qui ont juré une haine immortelle à la raison.

Je crois vous avoir parlé d'une autre avanture qui est poussée beaucoup plus loin que la vôtre. Il s'agit d'un Mr De Lille de Sales, persécuté en 1776, pour un livre trop orthodoxe, intitulé la philosophie de la nature, écrit il y a quinze ans et imprimé en 1770 en Hollande. Les sauvages qui n'entendent pas encor le français, ont cru que le mot Théiste signifiait athée, que Tolérance voulait dire impiété, et vertu, sacrilège.

Je crois vous avoir dit qu'on avait donné un décret de prise de corps contre l'auteur. Je crois aussi vous avoir fortement conjuré de jamais hazarder les pattes de Raton qui ne peut plus marcher, qui n'aurait plus de trou pour s'y retirer, et qui serait infailliblement mangé par les chats fourés. J'ai dit à peu près les mêmes choses à l'autre Bertrand, et je vous prie tout deux de vous informer de l'affaire de ce pauvre de Lille de Sales.

Qu'est-ce donc qu'un avocat nommé Blondel qui s'est avisé d'écrire des horreurs contre Mr De Vaines vôtre ami, et qui n'a pas épargné Mr Turgot vôtre autre ami? est-il vrai que ce maraut est à la Bastille? Je ne puis croire que les apédeutes aient la hardiesse de refuser leur griffe au sage et bienfesant ministre père du peuple, et s'ils fesaient les difficiles je pense qu'ils trouveraient à qui parler, et bientôt à qui ne plus parler.

Est-il vrai que le cardinal de Luynes se meurt? ne seriez vous pas tenté de purifier nôtre académie en lui succèdant? Vous nous rendriez un grand service. Nous avons beaucoup trop de prêtres, et nous n'avons pas assez d'hommes.

Mille tendres respects.

Raton