1776-08-20, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Vos ordres seront éxécutés, mon cher et illustre maître; Je vous lirai à l'assemblée de dimanche prochain, & je vous lirai de mon mieux, quoi que Vos ouvrages n'aient pas besoin d'être aidés par le lecteur.
Je regarde ce jour comme un jour de bataille, où il faut tâcher de n'être pas vaincus comme à Crecy & à Poitiers, & où le sous-lieutenant Bertrand secondera de ses foibles pattes les griffes du Feldmaréchal Raton. Bertrand est seulement bien fâché qu'on ait été obligé de couper quelques unes de ces griffes par révérence pour les dames, mais l'imprimeur les rétablira, et Raton est prié de les aiguiser encore. Au reste Bertrand ne pense pas qu'en laissant, comme de raison, subsister ces griffes, la grave académie puisse s'en charger, même à l'impression. Il vaudroit mieux imprimer l'ouvrage sans retranchemens en se contentant d'avertir, qu'on en a retranché à la lecture publique, par respect pour l'assemblée et pour le Louvre, ce que le divin Shakespear prononçoit si familièrement devant la Reine Elisabeth. Enfin, mon cher maître, voilà la bataille engagée et le signal donné. Il faut que Shakespear ou Racine demeurent sur la place; il faut faire voir à ces tristes & insolens Anglois, que nos gens de lettres savent mieux se battre contre eux que nos soldats & nos généraux. Malheureusement il y a parmi ces gens de lettres bien des déserteurs et des faux frères. Mais les déserteurs seront pris & pendus; ce qui me fâche, c'est que la graisse de ces pendus ne sera bonne à rien; car ils sont bien secs et bien maigres. Adieu, mon cher et illustre ami. Je crierai dimanche en allant à la charge, Vive st Denis Voltaire, & meure George Shakespear!