à Paris ce 1er février [1773]
J'attends, mon cher maitre, avec impatience, la diatribe de Raton Belleguier, & je vous assure que Bertrand sent déjà de loin l'odeur des marons, & qu'il a bien envie nonseulement de les croquer, mais de les faire croquer à tous les Bertrands & Ratons ses confrères.
Bertrand Condorcet demeure rue de Louis le grand, vis à vis La rue d'Antin. Vous pouvez compter sur son zèle; vous recevrez dans le courant du mois un ouvrage de sa façon, qui je crois ne vous déplaira pas. Ce sont les éloges des académiciens des sciences morts avant le commencement du siècle, et que Fontenelle avoit laissés à faire. Vous y trouverez, si je ne me trompe, beaucoup de savoir, de Philosophie, et de goût. J'espère que si notre académie des sciences a le sens commun, elle le prendra pour secrétaire, car il nous en faudra bientôt un autre que le pauvre viédase que nous avons.
Bertrand attend avec impatience la réponse de Catau; mais il craint bien qu'elle ne soit plus polie que favorable. Il a peur que la philosophie ne soit dans le cas de dire des Rois ce que le Pêcheur de Zadig dit des poissons: ils se moquent de moi comme les hommes, je ne prends rien. A tout événement, il vous informera sur le champ de ce qu'il aura pris ou manqué. Oh! si Raton vouloit encore ici donner un coup de patte pour tirer du feu ces marons Russes, Bertrand ne douteroit pas du succès, mais si Raton ne fait pas encore ce plaisir à Bertrand, j'ai bien peur que Catau ne permette pas à Raton de tirer les marons tout seul.
Tout ce que je puis vous dire sur cette belle fête du Triomphe de la foi, c'est qu'elle doit être célébrée tous les ans à st Roch le dimanche dans l'octave des Rois; que l'office en est imprimé; qu'il est plein, comme vous le croyez bien, d'imprécations contre les philosophes à six sous la pièce; que les hymnes, prose, & autres rapsodies, sont d'un petit cuistre ignoré du collège Mazarin, nommé Charbonnet; qu'il y a pourtant une de ces hymnes dont l'auteur est un abbé Pavé, oncle de madame de Rochefort, & que je croyois, sur ce qu'elle m'en a dit, à cent lieues du fanatisme. Comme elle est à Versailles avec son mari, je ne puis savoir si elle est au fait; car j'ai peine à croire qu'elle eût souffert cette sottise, si elle en eût été confidente. Au reste il est certain que l'archevêque, bien conseillé, a refusé d'officier à cette belle fête, qui a été par ce moyen très peu brillante & nombreuse. Comme on comptoit sur lui pour la messe, & que tous les Prêtres du quartier avoient mangé leur dieu de bonne heure, on a été obligé de prendre un curé de village qui passoit dans la rue, et qui heureusement s'est trouvé à jeun. Le Prédicateur, qui est un carme nommé le P. Villars, a clabaudé beaucoup l'après midi contre les philosophes; mais ses clabauderies ont été vox clamantis in deserto.
Toutes réflexions faites, je trouve que Raton fait fort bien de garder l'argent que Bertrand lui proposoit de donner; c'est bien assez de tirer les marons, sans les payer encore. Il en coûte à Bertrand 20 écus pour l'honneur qu'il a d'être de deux académies, et il trouve que c'est payer des marrons d'Inde tout ce qu'ils valent.
Il ne lui reste plus qu'à embrasser bien tendrement Raton, en l'exhortant beaucoup à ne faire pate de velours que pour les Bertrands, & à montrer la griffe & les dents aux chiens galeux, et même aux chiens du grand collier.
On vient d'imprimer ici les loix de Minos, châtrées comme elles l'étoient par les chauderonniers de la littérature. Pourquoi l'auteur ne les redonneroit-il pas avec toutes leurs parties nobles, & les notes qui doivent en faire la sausse? On dit que vous réimprimez le commentaire de Corneille fort augmenté. Vous ferez bien. Je ne vous trouve de tort que de n'en avoir pas assez dit. Les pièces de Corneille me paroissent de belles Eglises gothiques. Vale et ama Tuum.
Bertrand