1773-02-09, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Bertrand a reçu successivement et avec une exactitude édifiante tous les marons que Raton a si délicatement tirés.
Tous les Bertrands les croquent avec délices, & répètent en les croquant, dieu bénisse Raton et ses pattes! Les marmitons qui avoient enterré les marons, afin de les garder pour eux, voudroient bien étrangler Raton, mais Raton a tiré les marons si proprement, que les maitres de la maison disent que Raton a bien fait, et se moquent des marmitons, qui en seront pour leurs marons et leurs juremens.

Il est venu à Bertrand une idée qu'il croit excellente, & qu'il soumet aux pattes de Raton. Bertrand a rêvé que je ne sai quelle académie ou université huguenote du nord, a proposé pour sujet d'un prix de Philosophie, non minus deo quam Regibus infensa est ista quæ vocatur hodie Theologia. D'après ce Programme voici le nouveau Thême que Raton pourroit essayer et que Bertrand lui propose en toute humilité.

Première partie du Thême. Cette, qu'on nomme aujourd'hui Théologie, est ennemie des Rois. Raton le prouvera, sans se répéter, en rappellant les histoires de Grégoire VII, d'Alexandre III, d'Innocent IV, de Jean XXII, & compagnie. Cet article sera un excellent supplément au premier Thême de Raton, qui n'a parlé des Théologiens dans sa diatribe que comme assassins des Rois, et qui les présenteroit à présent, comme voulant les priver de leurs couronnes.

2de partie du Thême. Cette, qu'on nomme aujourd'hui Théologie, est ennemie de dieu, parce qu'elle en fait un être absurde, atroce, ridicule, et odieux. Oh! le beau champ pour Raton que cette seconde partie, & les bons marons à tirer et à croquer!

Il ne faudroit pas oublier, si cela se pouvoit faire délicatement, de joindre à la première partie un petit appendice ou postscript intéressant, sur le danger qu'il y a pour les Etats et les Rois de souffrir que les Prêtres fassent dans la nation Un corps distingué, et qu'il ait le privilége de s'assembler régulièrement. Il faudroit faire sentir que la nation françoise est la seule qui ait permis cet abus, qu'en Espagne où les Evêques sont plus riches qu'en France, ils n'en sont pas moins les derniers polissons du Royaume, parce qu'ils ne font point corps et n'ont point d'assemblées, et qu'il en est de même dans les autres Etats de l'Europe, excepté chez les Welches.

Allons courage, mon cher Raton; je ne sais si le cœur vous en dit comme à Bertrand; mais ce gourmant de Bertrand sent déjà de loin l'odeur des marons qui cuisent, comme mr Guillaume sent qu'on apprête l'oie que Patelin lui a promise.

Cependant, tout en croquant les marons déjà tirés, et tout en encourageant Raton à en tirer d'autres, Bertrand seroit presque tenté de le gronder, de ce qu'il fait pate de velours au détestable marmiton Alcibiade, le vil et l'implacable ennemi des marons, des Bertrands, des Ratons, et du Raton même qui ne devroit lui présenter la pate que pour l'égratigner. Il est vrai que le marmiton Alcibiade a plus la rage que le pouvoir de nuire, grâce au profond mépris dont il est couvert parmi les marmitons même, mais c'est une raison de plus pour que Raton ne lui laisse pas croire qu'on le craint, et encore moins pour qu'il le flatte. Après tout, Raton sert si bien les Bertrands, qu'il faut bien lui pardonner quelques complaisances pour les marmitons, mais les Bertrands se croient obligés d'avertir Raton que ces complaisances sont en pure perte pour lui, & pour la cause commune. Sur ce Bertrand embrasse et remercie Raton de tout son cœur.