1773-02-27, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Bertrand a reçu tous les sacs de marrons que Raton lui a envoyés; mais quelque plaisir qu'il ait eu à les manger, il n'a guère en ce moment plus d'envie de rire que Raton.
Cette strangurie maudite l'allarme & l'inquiette, & elle allarme avec lui tous les Bertrands, qui aimeroient bien mieux que Raton pissât, que de croquer tous les marons du monde. Ils ont beau bénir la patte de Raton, ils ne tiennent rien, si pendant ce temps, Raton maudit sa vessie. Ils exhortent, ils prient, ils conjurent Raton de ne plus songer qu'à pisser, et de laisser là les marons, dont l'odeur pourroit porter à sa vessie.

Bertrand ne sait pas précisément quels sont les auteurs des trois siècles, mais il est sûr, et même évident en parcourant cette rapsodie, que plus d'un polisson y a travaillé, quoiqu'en dise le polisson qui a bien voulu barbouiller son nom de toute l'ordure des autres. Raton a entendu nommer Clément, Palissot, Linguet, l'abbé Bergier, Pompignan, le jesuite Grou, auteur d'une mauvaise traduction de Platon, auquel on ajoute beaucoup d'autre jésuites sans les nommer. Il est certain que cette canaille (qui, par parenthèse, va, dit-on, être enfin proscrite) a mis beaucoup de torche-culs dans cette garderobe. Voilà tout ce que Raton a pu savoir làdessus.

A l'égard de la lettre sur mlle Rocour, il s'en faut bien que l'histoire de la lecture soit telle que la vieille poupée l'a mandé avec candeurà Raton; mais tant que Raton ne pissera pas, Bertrand croiroit être cruel de lui ôter sa vieille poupée, et d'empêcher qu'il ne s'en amuse, & qu'il ne la coeffe à sa fantaisie. C'est sans doute pour un juste jugement de dieu que le libraire ou voleur Valade a imprimé ces loix de minos, pour empêcher qu'elles ne fussent dédiées à la Poupée de Raton, ou à la vieille Putain dont Raton écrivoit il n'y a pas longtemps, qu' elle avoit passé sa vie à lui faire des niches & des caresses. Ce qu'il y a de sûr, c'est que l'histoire de l'académie ne sera pas dédiée à la vieille poupée, et qu'il y sera fait mention d'elle comme elle le mérite.

Raton doit avoir reçu un ouvrage qui l'aura consolé un moment de toutes les infamies qui avilissent la littérature; ce sont les éloges des anciens académiciens par mr de Condorcet. Quelqu'un me demandoit l'autre jour ce que je pensois de cet ouvrage; je répondis en écrivant sur le frontispice, justice, justesse, savoir, clarté, précision, goût, élégance et noblesse. Bertrand se flate que Raton aura été de son avis, & sur ce il embrasse tendrement Raton, et le conjure de pisser, et de ne faire autre chose.

On assure que Pompignan est auteur dans les trois siècles de l'article de Raton, que Bertrand n'a point lu, et ce qui est plus plaisant, de son propre article à lui Pompignan. Savatier l'avoit fait, et l'avoit montré à Simon Lefranc; Simon Lefranc n'a pas été content, et a pris le parti de s'en charger.