à Paris ce 18 janvier [1773]
J'ai entendu parler, mon cher maître, de cet avocat Belleguer, on m'a dit que c'est un jeune homme qui promet beaucoup; il a même écrit je ne sais quoi dans l'affaire des Calas, qui a fait plus de bien, dit-on, à la cause de cette malheureuse famille que toutes les bavardes déclamations des avocats Loyseau & Beaumont, que Dieu fasse taire!
Encore une fois n'ayez pas peur que l'université se rétracte; je ne doute point que nous ne voyons (ou voyions) incessamment dans les feuilles d'Aliboron une belle diatribe pour prouver qu'on ne pouvoit pas dire en meilleur latin, que la philosophie n'est pas moins ennemie du Trône que de l'autel; Vous aurez vu sans doute le n. 3 de la gazette littéraire des deux Ponts de cette année, où l'on traduit en bon françois le beau latin de cette canaille, & où l'on félicite un corps aussi sage & aussi respectable que l'université de rendre un si éclatant hommage à la Philosophie, tandis que des pédans, des hypocrites & des imbécilles déclament contr'elle. Cet article a été lu samedi en pleine académie en présence de Tartuffe & de Laurent, qui n'ont dit mot, tandis que tout le reste applaudissoit, & j'ai conclu après la lecture, que ce n'étoit pas le tout d'être fanatique, qu'il falloit tâcher encore de n'être pas ridicule. Quoiqu'il en soit, j'attends avec impatience le plaidoyer de l'avocat Belleguer. Il me paroit qu'il a beau jeu pour prouver sa thèse. Pour moi si j'avois l'honneur d'être sur les bancs, voici comme je plaiderois en deux petits syllogismes la cause de la philosophie; 1. les deux plus grands ennemis de la divinité sont la superstition & le fanatisme, or les philosophes sont les plus grands ennemis du fanatisme et de la superstition, donc &c.
2. Les plus grands ennemis des Rois sont ceux qui les assassinent, & poi ceux qui les déposent ou les veulent déposer, or est il que Ravaillac, Gregoire VII & consorts, assassins & déposeurs ou dépositeurs de Rois, n'étoient brin philosophes. Ergo&c. Voilà les marons que Bertrand voit sous la cendre, & qui lui paroissent très bons à croquer; mais il a la patte trop lourde pour les tirer délicatement; vous voyez bien qu'il est nécessaire que Raton vienne au secours de Bertrand, mais je puis bien vous répondre que Bertrand ne mangera pas les marons tout seul, et qu'il en laissera même la meilleure part à Raton, pour sa peine de les avoir si bien tirés.
Vous voyez que ce pauvre Bertrand n'est pas heureux. Il avoit demandé à la belle Catau de rendre la liberté à cinq ou six pauvres étourdis de Welches; il l'en avoit conjurée au nom de la philosophie, il avoit fait au nom de cette malheureuse philosophie le plus éloquent plaidoyer que de mémoire de singe on ait jamais fait; & Catau fait semblant de ne pas l'entendre. Elle esquive la requête; elle répond que ces pauvres Welches, dont on demandoit la liberté, ne sont pas si malheureux qu'on l'a cru. Ne dites pourtant mot, d'ici à six semaines, de la réponse de Catau; car Bertrand ne s'en est pas vanté, il ne l'a montrée à personne, il a récrit une seconde lettre, le plus éloquent ouvrage qui soit jamais sorti de la tête de Bertrand, il attend impatiemment l'effet de ce nouveau plaidoyer, et ne désespère pas même du succès. Raton devroit bien se joindre à Bertrand, & représenter à la belle Catau, combien il seroit digne d'elle de donner cette consolation à la philosophie persécutée. Ce seroit un beau poscript à ajouter au plaidoyer de l'avocat Belleguier.
Il est inconcevable que vous n'ayez pas reçu l'Eloge de Racine; il y a plus de 15 jours que l'auteur vous l'a envoyé par Marin; samedi dernier, sur mes représentations, il en a fait partir un nouveau par la même voie; j'espère que vous l'aurez enfin & vous le trouverez tel qu'on vous l'a dit, très beau. Le Chevalier de Chastelux n'a jamais entendu parler de ce Curé de Frênes, mais il ira aux informations, & promptement, & vous en rendra compte lui même, & sera charmé d'avoir ce prétexte pour vous écrire.
Savez vous que l'archevêque de Paris n'a pas osé aller officier cette belle fête du Triomphe de la foi? Il s'habilloit, dit-on, pour y aller; je ne sais qui est venu lui dire qu'il faisoit une sottise, & il a envoyé dire qu'il ne viendroit pas, au curé de st Roch, qui en tombera malade. C'est un petit abbé de Malide, évêque d'Avranches, qui a eu la platitude de le remplacer. Il a bien prouvé ce jour là qu'il étoit tout Evêque d'Avranches.
Adieu, mon cher ami, mes compliments très tendres à l'avocat Belleguier, & mes sincères embrassemens à Raton.
Tuus ex animo.
Bertrand