[September 1776]
Il est impossible que je lise la charmante vie d'un grand homme sans le remercier du brevet d'immortalité qu'il me donne.
Me voilà donc pour toujours aux pieds de sa statue: mon sort feroit bien des jaloux, si ceux qui environment ce monument avoient le tems de penser à moi.
La bataille que vous avez livrée aux Anglois, fait un grand bruit ici. Vous avez donné des armes à vos soldats qui les rendent invulnérables, le bouclier de la Henriade pare les coups de Milton, et l'on se couvre de Merope et d'Alzire contre les attaques de Shakespear. Le trait repoussé tombe sans force aux pieds des combattants. Mr de la Harpe fait aussi ses escarmouches. Vous êtes donc venu apporter la guerre, c'est la devise des grands législateurs et même des prophêtes. J'ai été voir Shakespear joué par le seul homme qui ait osé écarter les ruines du temps, sous lesquelles cet auteur fut si longtems enseveli: j'ai pleuré à ses pièces et je me suis dit que la vérité Théâtrale n'étoit pas toujours fille du ciel, comme Amenaide. Les Anglois vous montrent plutôt des objets d'horreur que d'admiration; c'est les ilotes dans l'ivresse. Ainsi le vice jouë le principal rôle dans leur tragédie, comme le diable dans Milton; qu'Ariman soit donc leur Apollon, et Oromaze le vôtre; car il est très aisé de peindre les caricatures du vice et très difficile de tracer les belles proportions de la vertu; quand je lis votre condamnation de ce Shakespear, je voudrois ravoir les larmes qu'il me fait verser; je viens de Londres où il est permis de dire du mal des ministres et du gouvernement, mais non de Shakespear. Le destin de l'état semble attaché à ce cheveux, qui l'arrache est un parricide; il est très vrai que le goût anglois nuit à notre Théâtre; pour imiter cette nation qui aime de fortes secousses, nos auteurs cherchent à nous mettre en pièce, et nos acteurs à nous assourdir, sans penser que les extrêmes ne sont vrais qu'autant qu'ils sont rares. Nous avons pourtant un mr Rocher qui fait de beaux vers. Quand on l'entend, on croit que l'antre de la Sybille s'est ouvert, et qu'un vent impétueux éparpille au hazard les feuilles qui contiennent ses oracles. Dites lui je vous prie, comment il faut s'y prendre pour les ramasser. D'ailleurs nous voyons beaucoup d'étoiles passagères, mais elles ne restent pas assez longtems sur l'horison pour qu'on puisse former un souhait; je vous présente Monsieur l'hommage de mon admiration respectueuse.