1767-02-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Henri Louis Lekain.

Mon cher ami, le petit concile de Ferney a répondu au grand concile de l'hôtel d'Argental.
Nous trouvons le projet qu'on nous propose froid et impraticable. Nous trouvons insipide ce je ne puis, substitué à ce terrible je l'accepte.

Nous croyons d'après l'expérience que ce je l'accepte, prononcé avec un ton de désespoir et de fermeté après un morne silence, fait l'effet le plus tragique.

Nous pensons que l'étonnement, le doute et la curiosité du spectateur doivent suivre ce mouvement de l'actrice. Nous sommes persuadés d'après nos propres sensations que tout le rôle d'Obéïde au 5e acte, tient le spectateur en haleine, et le remue d'autant plus fortement, qu'il devine dans le fond de son cœur ce qui doit arriver.

Nous avons pesé les inconvénients et ce qui nous paraît des beautés, nous avons conclu qu'il serait abominable de faire traîner Athamare à la torture et aux supplices, et que si dans ce moment Obéïde prenait la résolution de s'offrir pour l'immoler afin de lui épargner des souffrances, cela ressemblerait à un bourreau qui va donner le coup de grâce, et si elle ne prend que dans ce moment la résolution de se tuer, cette inspiration subite ne fait pas à beaucoup près le même effet qu'un dessein pris dès la première scène et qui rend son rôle théâtral pendant l'acte tout entier.

Nous alléguons beaucoup d'autres raisons que nous détaillons dans un mémoire que nous envoyons à m. d'Argental, nous craignons à la vérité de nous tromper, en combattant l'avis des connaisseurs les plus éclairés: mais nous ne pouvons juger que d'après notre sentiment. Nous avons vu l'effet, et m. d'Argental ne l'a pas vu. Nous ne craignons rien de ce qu'ils craignent, et un endroit qui ne leur a fait aucune peine, nous en fait beaucoup. C'est ainsi que les opinions se partagent sur toutes les affaires de ce monde. Mais après avoir tout pesé, tout discuté, il faut prendre enfin un parti. Ce parti est celui de jouer la pièce telle que je vous l'ai envoyée par m. Marin. Je vous prie seulement de changer ce vers,

Vous voyez, vous sentez quel meurtre se prépare.

Il faut mettre à la place,

Vous savez quel tourment un refus lui prépare.

Je suis persuadé que vous donnerez à l'actrice toute l'intelligence du rôle d'Obéïde.

Nous nous flattons que le 4e acte sera extrêmement théâtral. Je suis bien sûr que vous le ferez réussir quand vous direz au bonhomme Hermodan avec une pitié noble, Vieillard ton fils n'est plus.

Encore une fois nous pouvons nous tromper, made Denis, made de la Harpe, mde Dupuis, mr de la Harpe, mr Dupuits, mr Cramer et moi, mais répétez comme nous avons répété et jugez d'après l'effet.

Je suis d'ailleurs dans la nécessité absolue de faire réimprimer la pièce incessamment, et j'attends de vos nouvelles avec la plus vive impatience.

V.

N.B. Depuis ma lettre écrite, nous venons de jouer la pièce; le 5ème acte a fait un plus grand effet encore que le 4e. On a versé beaucoup de larmes, et il n'y a point de critique qui tienne contre des larmes. Si j'avais le malheur de croire une seule des critiques, qu'on me fait, la pièce serait perdue, croyez-en mon expérience, et l'effet dont je viens d'être témoin.

Souvenez vous du 4e acte de Tancrède qu'on voulait me faire changer.