1767-04-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je reçois la lettre du 21 avril, toute de la main de mon ange.
Il doit être bien sûr que je pèse toutes ses raisons, mais je conjure tous les anges du monde, en comptant m. de Thibouville, d'examiner les miennes. J'ai toujours voulu faire d'Obeide une femme qui croit dompter sa passion secrète pour Athamare, qui sacrifie tout à son père, et je n'ai point voulu déshonorer ce sacrifice par la moindre contrainte. Elle s'impose elle même un joug qu'elle ne puisse jamais secouer, elle se punit elle même, en épousant Indatire, des sentiments secrets qu'elle éprouve encore pour Athamare, et qu'elle veut étouffer. Athamare est marié, Obeide ne doit pas concevoir la moindre espérance qu'elle puisse être un jour sa femme. Elle doit dérober à tout le monde et à elle même le penchant criminel et honteux qu'elle sent pour un prince qui n'a persécuté son père que parce qu'il n'a pu déshonorer la fille. Voilà sa situation, voilà son caractère.

Une froide scène entre son père et elle au premier acte pour l'engager à se marier avec Indatire, ne serait qu'une malheureuse répétition de la scène d'Argire et d'Aménaide dans Tancrède au 1er acte. Il est bien plus beau, bien plus théâtral qu'Obeide prenne d'elle même sa résolution, puisqu'elle a déjà pris d'elle même la résolution de fuir Athamare, et de suivre son père dans des déserts. Ce serait avilir ce caractère si neuf et si noble que de la forcer de quelque manière que ce fût, à épouser Indatire; ce serait faire une petite fille d'une héroïne respectable. Un monologue serait pire encore, cela est bon pour Alzire. Mais, lorsque dans son indignation contre Athamare, dans la certitude de ne pouvoir jamais être à lui, dans le plaisir consolant de se livrer à toutes les volontés de son père, dans l'impossibilité où elle croit être de jamais sortir de la Scithie, dans l'opiniâtreté de courage avec laquelle elle s'est fait une nouvelle patrie, elle a conclu ce mariage, qui semble devoir la rendre moins malheureuse, tout à coup elle revoit Athamare, elle le revoit souverain, maître de sa main et mettant sa couronne à ses pieds; alors son âme est déchirée: et si tout cela n'est pas théâtral, neuf et touchant, j'avoue que je n'ai aucune connaissance du théâtre, ni du cœur humain.

Je vous répète que si quelques unes de vos belles dames de Paris ont trouvé qu'Obeide épousait trop légèrement Indatire, c'est qu'elles ont elles mêmes jugé trop légèrement, c'est qu'elles ont trop écouté les règles ordinaires du roman, qui veulent qu'une héroïne ne fasse jamais d'infidélité à ce qu'elle aime. Elles n'ont pas démêlé dans le tapage des premières représentations qu'Obeide devait détester Athamare et ne jamais espérer d'être à lui puisqu'il était marié. Elles ont apparemment imaginé qu'Obeide devait savoir qu'Athamare était veuf, ce qu'elle ne peut certainement avoir deviné. Il faut laisser à ces très mauvaises critiques le temps de s'évanouir, comme aux critiques de Mérope, de Zaïre, de Tancrède, et de toutes les autres pièces qui sont restées au théâtre.

Je vois trop évidemment et je sens avec trop de force combien je gâterais tout mon ouvrage, pour que je puisse travailler sur un plan si contraire au mien. Je ne conçois pas encore une fois, comment ce qui intéresse à la lecture pourrait ne point intéresser au théâtre. Je ne dis pas assurément qu'Obeide doive toujours pleurer; au contraire, j'ai dit qu'elle devait avoir presque toujours une douleur concentrée; douleur qui vaut bien les larmes, mais qui demande une actrice consommée. J'ai marqué les endroits où elle doit pleurer, et où made de la Harpe pleure. C'est à ces vers,

D'une pitié bien juste elle sera frappée,
En voyant de mes pleurs une lettre trempée,
&a
Laisse dans ces déserts ta fidèle Obeide.
Ah! … c'est pour mon malheur….
Ah! fatal Athamare!
Quel démon t'a conduit dans ce séjour barbare?
Que t'a fait Obeide?
&a

A l'égard des détails, vous les trouverez tout comme vous les désirez.

On veut qu'Athamare soit moins criminel; et moi je voudrais qu'il fût cent fois plus coupable.

Venons maintenant à ce qui m'est essentiel pour de très fortes raisons: c'est de donner incessamment deux représentations avec tous les changements qui sont très considérables, de n'annoncer que ces deux représentations qui probablement vaudront deux bonnes chambrées aux comédiens. Je vous demande en grâce de me procurer cette satisfaction. C'est d'ailleurs le seul moyen de savoir à quoi m'en tenir. Je vous envoie un nouvel exemplaire où tout est corrigé, jusqu'aux virgules. Il servira aisément aux comédiens; je leur demande une répétition et deux représentations, ce n'est pas trop et ils me doivent cette complaisance.

J'ajoute encore que quand cette pièce sera bien jouée (si elle peut l'être) elle doit faire beaucoup plus d'effet à Paris qu'à Fontainebleau. C'est auprès du parterre qu'Indatire doit réussir à la longue et jamais à la cour.

Je sais bien qu'Athamare n'est point dans le caractère de le Kain, il lui faut du funeste, du pathétique, du terrible. Athamare est un jeune cheval échappé, amoureux comme un fou; mais pourvu qu'il mette dans son rôle plus d'empressement qu'il n'y en a mis, tout ira bien. Le quatrième et le cinquième acte doivent faire un très grand effet.

Enfin le plus grand plaisir que vous me puissiez faire dans les circonstances où je me trouve, c'est de me procurer ces deux représentations. Je vous en conjure mes chers anges; quand cela ne servirait qu'à faire crever Fréron, ce serait une très bonne affaire.

J'aurai à m. de Thibouville une obligation que je ne puis exprimer s'il engage les comédiens à me rendre la justice que je demande. Le rôle d'Indatire ne peut tuer Molé; et il me tue s'il ne le joue pas.