1767-05-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Nous jouons donc plus souvent les Scithes en Scithie qu'à Paris?
C'est en essayant mon habit de Sozame que je présente encore ma requête à mr et made D'Argental, à mr de Thibouville, à mr de Chauvelin (à qui je n'ai pas pu encore faire réponse) et à toutes les belles dames qui se sont imaginé qu'Obéide doit commencer par un beau monologue sur son amour adultère pour un homme marié qui a voulu l'enlever, et en faire une fille entretenue, monologue qui certainement jetterait de l'indécence, du froid et du ridicule sur tout son rôle.

De l'indécence parce qu'elle ne doit pas balancer lorsqu'elle croit son amant marié, du froid parce que les combats secrets qu'elle éprouve ensuite ne seraient qu'une répétition de ce que son monologue aurait dit, du ridicule parce que alors elle serait forcée de dire dans son entrevue avec Athamare Ah! ah! votre femme est donc morte? Tant mieux, tirez moi d'ici au plus vite, et allons nous marier à Ecbatane.

Oui, j'aurai le courage
D'ensevelir mes jours dans ce désert sauvage.

Cela seul dit de la manière dont made de la Harpe le récite, fait cent fois plus d'effet qu'un monologue qui est presque toujours du remplissage.

Ah! si vous aviez deux vieillards attendrissants! Non vous dis je, cette pièce n'a jamais été bien jouée que par nous. J'avertirai toujours qu'il faut qu'Obeide pleure à ces vers,

Laisse dans ces déserts ta fidèle Obeide.
Quand je dois tant haïr ce funeste Athamare.
Si tout finit pour moi toi seul en es la cause,
Toi seul m'as condamnée à vivre en ces déserts.
Ah! c'est pour mon malheur!
Va, c'est toi qui reviens pour m'arracher le cœur.

Et puis quand son père lui dit,

Mais qu'il parte à l'instant, que jamais sa présence
N'épouvante un asile ouvert à l'innocence,

comme elle doit répondre avec une voix entrecoupée,

C'est ce que je prétends seigneur,

comme elle doit dire douloureusement,

Et plût aux dieux
Que son fatal aspect n'eût point blessé mes yeux.

Relisez la pièce d'une tire je vous en prie et voyez si étant jouée avec un concert unanime par des acteurs intelligents et animés, elle ne doit pas attacher le spectateur d'un bout à l'autre. Voyez si le style n'est pas convenable au sujet; si ce n'est pas une critique ridicule et digne d'un Fréron, de vouloir qu'Obeide parle comme Sémiramis, Sozame comme Mahomet, et Indatire comme Cézar.

On ne laisse pas de sentir un peu d'indignation de se voir si mal jugé. Ah! Welches! maudits Welches! quand je vous donne du grand vous dites que je suis boursouflé, et quand je vous donne du simple vous dites que je suis bas. Allez, vous ne méritez pas les peines que je prends pour vous depuis cinquante années. Je vous abandonne à votre sens réprouvé.

Monsieur le marquis de Chauvelin, je vous demande pardon de ne vous avoir pas écrit; lisez la pièce; en voilà trois exemplaires; voyez l'effet qu'elle fera sur vous.

Messieurs, détrompez tant que vous pourrez les belles dames; je les respecte fort, mais jamais je n'approuverai le monologue qu'elles demandent sur un amour adultère dont il ne faut pas dire un mot.

Et toi pauvre théâtre français! qui n'as qu'un seul acteur, et encore est il trop gros, toi qui n'approches pas de notre petit théâtre de Ferney, est il possible que tu n'aies ni confident, ni second rôle! Ferme donc ta porte, malheureux!

Faites comme vous pourrez, mes anges, mais venons en à notre honneur, et mettez moi dans l'occasion aux pieds d'Elochivis et de Nalrisp.

A l'égard de Valider, je crois que cette âme là se soucie peu d'une tragédie, et que vous ne vivez pas le long du jour avec lui.

Le faiseur de buste a mandé qu'il avait envoyé par une diligence qui va de Bezançon à Paris, un petit buste d'ivoire, dont l'original vous adore. Ce n'était pas ce que je lui avais demandé; je ne l'ai point vu; je suis contredit en tout dans les déserts de Scithie.

Je reçois dans le moment une lettre de m. de Thibouville, lettre funeste, lettre odieuse, dans laquelle il propose un froid réchauffé du monologue d'Alzire. Cela est intolérable. Ce qui est bon dans Alzire est affreux dans les Scithes. Il est beau qu'Obéide étant adultère dans son cœur se cache dans son crime; il est beau qu'elle l'expie en épousant Indathire, mais il faut que l'actrice fasse sentir qu'elle est folle d'Athamare; il y a vingt vers qui le disent. Comment n'a t-on pas compris que ce détestable monologue serait absolument incompatible avec le rôle d'Obeide? Une telle proposition excite ma juste colère.

Mr de Thibouville me mande que mon ange prend des bouillons purgatifs. Ah! mes anges, portez vous bien si vous voulez que je vive.

V.