4 mai 1767
Vous êtes plus aimable que jamais, mon cher ange, et moi plus importun et plus insupportable que je ne l'ai encore été.
Moi qui suis ordinairement si docile je me trouve d'une opiniâtreté qui me fait sentir combien je vieillis. Ce monologue que vous demandez, je l'ai entrepris de deux façons. Elles détruisent également tout le rôle d'Obeide. Ce monologue développe tout d'un coup ce qu'Obeide veut se cacher à elle même dans tout le cours de la pièce. Tout ce qu'elle dira ensuite n'est plus qu'une froide répétition de son monologue; il n'y a plus de gradations, plus de nuances, plus de pièce. Il est de plus si indécent qu'une jeune fille aime un homme marié, cela est si révoltant chez toutes les nations du monde que quand vous y aurez fait réflexion, vous jugerez ce parti impraticable.
Il y a plus encore, c'est que ce monologue est inutile. Tout monologue qui ne fournit pas de grands mouvements d'éloquence est froid. Je travaille tous les jours à ces pauvres Scithes malgré les éditions qu'on en fait partout.
La Combe vient d'en faire une qu'il m'envoie, mais il n'y a pas la moitié des changements que j'ai faits, il ne pouvait pas encore les avoir reçus. Il n'a fait cette nouvelle édition que dans la juste espérance où il était que la pièce serait reprise après pâques. C'est encore une raison de plus pour que je puisse exiger de lui qu'il donne cent écus à le Kain. J'aime beaucoup mieux les donner moi même.
Il est bien vrai que tout dépend des acteurs. Il y a une différence immense entre bien jouer, et jouer d'une manière touchante, entre se faire applaudir et faire verser des larmes. M. de Chabanon et m. de La Harpe viennent d'en arracher à toutes les femmes dans le rôle de Némours et dans celui de Vondôme, et à moi aussi.
Je doute fort qu'on puisse faire des recrues pour Paris. On a écarté et rebuté les bons acteurs qui se sont présentés. Je ne crois pas qu'il y en ait actuellement deux en province dignes d'être essayés à Paris. Je vous l'ai déjà dit, les troupes ne subsistent plus que de l'opéra comique. Tout va au diable, mes anges, et moi aussi.
Ma transmigration de Babilône me tient fort au cœur. Ce que vous me faites entrevoir redoublera mes efforts, mais j'ai bien peur que la situation présente de mes affaires ne me rende cette transmigration aussi difficile que mon monologue. Je me trouve à peu près dans le cas de ne pouvoir ni vivre dans le pays de Gex ni aller ailleurs. Figurez vous que j'ai fondé une colonie à Ferney; que j'y ai établi un marchand, un chirurgien; que je leur bâtis des maisons; que si je vais ailleurs ma colonie tombe; mais aussi si je reste je meurs de faim et de froid. On a dévasté tous les bois; le pain vaut cinq sols la livre. Il n'y a ni police ni commerce. J'ai envoyé à m. le duc de Choiseul, conjointement avec le syndic de la noblesse, un mémoire très circonstancié. J'ai proposé que mr le duc de Choiseul renvoyât ce mémoire à m. le chevalier de Jaucourt qui commande dans notre petite province. Il a oublié mon mémoire, ou s'en est moqué; et il a tort car c'est le seul moyen de rendre la vie à un pays désolé qui ne sera plus en état de payer les impôts. On a voulu faire malgré mon avis un chemin qui conduisît de Lyon en Suisse en droiture; ce chemin s'est trouvé impraticable.
Je vous demande pardon de vous ennuyer de ces détails; mais je vois qu'avec la meilleure volonté du monde on nous ruinera sans en retirer le moindre avantage. Je me suis dégoûté de la guerre de Genêve; je n'ai point mis au net le second chant, et je n'ai pas actuellement envie de rire.
J'écris lettre sur lettre au sculpteur qui s'est avisé de faire mon buste. C'est un original capable de me faire attendre trois mois au moins; et ce buste sera au rang de mes œuvres posthumes.
Il peut être encore un acteur à Genêve dont on pourrait faire quelque chose. Il est malade; quand il sera guéri, je le ferai venir. La Harpe le dégourdira. Pour moi je suis tout engourdi. D'ordinaire la vieillesse est triste; mais la vieillesse des gens de lettres est la plus sotte chose qu'il y ait au monde. J'ai pourtant un cœur de vingt ans pour toutes vos bontés; je suis sensible comme un enfant; je vous aime avec la plus vive tendresse.
V.