19 avril 1767
Je devrais dépouiller le vieil homme dans ce saint jour de pâques, et me défaire du vieux levain,
Je plaide encore pour les Scithes du fond de mes déserts. Voilà trois éditions de ces pauvres Scithes, celle des Cramer, celle de Lacombe et une autre qu'un nommé Pellet vient de faire à Genêve; on en donnera pourtant bientôt une quatrième, dans laquelle seront tous les changements que j'ai envoyés à mes anges et à mr de Thibouville, avec ceux que je ferai encore si dieu prend pitié de moi. Je ne plains point ma peine, mais voyez ma misère! Toutes les lettres qu'on m'écrit se contredisent à faire pouffer de rire. Une des critiques des plus plaisantes, est celle de quelques belles dames qui disent, Ah! pourquoi Obeide va t-elle s'aviser d'épouser un jeune Scithe c'est à dire un Suisse du canton de Zug, lorsque dans le fond de son cœur elle aime Athamare, c'est à dire un marquis français? Mais, ô mes très belles dames! ayez la bonté de considérer que son marquis français est marié, et qu'elle ne peut savoir que made la marquise est morte. Cette fille fait très bien de chercher à oublier pour jamais un marquis qui a ruiné son pauvre père, et ces vers que vous m'avez conseillés, et que j'ai ajoutés trop tard, ces vers assez passables dis je répondent à toutes ces critiques,
Je vous assure encore que le second acte récité par made de la Harpe arrache des larmes. Soyez bien persuadé que si la scène du 3e acte entre Athamare et Obeide était bien jouée elle ferait une très vive impression.
Pleurez donc, mademoiselle Obeide, lorsque Athamare vous dit,
Pleurez en disant,
Et vous Athamare dites d'une manière vive et sensible,
La scène des deux vieillards au 4e acte attendrit tous ceux qui n'ont point abjuré les sentiments de la simple nature. Mais ces sentiments sont toujours étouffés dans un parterre rempli de petits critiques à qui la nature est toujours étrangère dans le tumulte des cabales. C'est ce qui arriva à la scène touchante de Sémiramis et de Ninias, c'est ce qui arriva à la scène de l'urne dans Oreste; c'est ce que vous avez vu dans Tancrède et dans Olimpie. Trois amis y seront&a est très à sa place, très naturel, très touchant. Mais des acteurs froids et intimidés rendent tout ridicule aux yeux d'un public frivole et barbare, qui ne court à une première représentation que pour faire tomber la pièce.
Les deux dernières représentations ne subjuguèrent l'hydre qu'à moitié, parce que les acteurs n'étaient point encore parvenus à ce degré nécessaire de sensibilité qui est le maître des cœurs. Ce n'est qu'avec le temps qu'on goûtera ces mœurs champêtres, cette simplicité si touchante mise en opposition avec l'insolence du despotisme et la fureur des passions d'un jeune prince qui se croit tout permis. C'est précisément au parterre que cela doit plaire. Tous les gens de lettres sont de mon avis. On s'apercevra aussi que le style n'est point négligé, et que sa naïveté convenable au sujet, loin d'être un défaut est un véritable ornement; car tout ce qui est convenable est bien. Les motsa de toison, de glêbe, de gazon, de mousse, de feuillage, de soye, de lacs, de fontaines, de Pâtres etca qui seraient ridicules dans une autre Tragédie, sont icy heureusement emploiés. Mais cette convenance n'est sentie qu'à la longue, elle plait quand on y est accoutumé.
J'ai dit dans la préface que la pièce est très difficile à jouer, et j'ai eu grande raison. Voilà les acteurs enfin un peu accoutumés. Profitez donc, je vous en suplie, mes anges, de ce moment favorable. Faittes reprendre la pièce après Pâques. La nature, après tout, est par tout la même, et il faudra bien qu'elle parle dans vôtre Babilone comme dans ma Scithie. Si Brisart peut avoir plus de sentiment, si d'Oberval peut être moins gauche, si Pin pouvait être moins ridicule, s'ils pouvaient prendre des leçons dont ils ont besoin, si de jeunes bergères vétues de blanc venaient attacher des guirlandes dans le 2d acte aux arbres qui entourent l'autel pendant qu'Obeïde parle, si elles venaient le couvrir d'un crêpe dans la 1re scène du 5e acte, si tous les acteurs étaient de concert, si les confidents étaient suportables, je vous réponds que celà ferait un beau spectacle.
Essaiez, je vous en prie, et surtout qu'Obeide sache pleurer. Je vois bien qu'elle n'est point faitte pour les rôles attendrissants; il lui faudra des Léontines qui disent des injures à un Empereur dans sa maison, contre toute bienséance, et contre toute vraissemblance. Il lui faudra des Cléopâtres qui fassent à ses deux enfans la proposition absurde d'assassiner leur maîtresse. Le parterre aime encor ces sotises gigantesques; à la bonne heure. Pour moi qui suis le très humble et très obéissant serviteur du naturel et du vrai, je déteste cordialement ces prestiges dramatiques.
Je crois que je vais quitter bientôt ma Scithie et en chercher une autre. Ma santé ne peut plus tenir à l'hiver barbare qui nous accable au mois d'avril, et aux neiges qui nous environnent lorsqu'ailleurs on mange des petits poids. Les commis sont devenus plus affreux que les neiges. Je veux fuir les loups et les frimats.
En voilà trop; respect et tendresse, mes anges.
NB: Vous n'aimez peutêtre pas Marmontel, mais vous n'aimez pas assurément la Sorbonne.
Permettez que je vous adresse cette réponse pour mr du Belloy. Voicy la cinquantième lettre que j'écris depuis deux jours. Comment rapetasser un drame?