22^e avril 1767

Je réponds à la Lettre du 14 dont mon cher ange m'honore dans le cabinet d'Elochivis à deux grandes parasanges de Babilone.
Comme je suis à trois cent mille pas géométriques de vôtre superbe ville, et que vos Persans m'écrivent toujours des choses contradictoires, je suis très souvent le plus embarassé de tous les Scithes, mais je crois mon ange de préférence à tout. Je pense ne pouvoir mieux faire que de lui envoier la pièce Scithe bien nettement ajustée. Si cet exemplaire ne suffit pas pour la comédie il sera aisé d'en faire encor un autre sur ce modèle. Je suis convaincu que tous les prétextes des ennemis leur étant ôtés, aiant sacrifié Il est mort en brave homme, qui est pourtant fort naturel, aiant épargné aux gens malins l'idée de viol, qui pourtant est piquante, ayant donné la raison la plus valable du mariage d'Obeide, raison prise dans l'amour même d'Obeide pour Athamare, raison touchante, raison tragique, raison même que mes anges ont toujours voulu que j'emploiasse, ayant enfin distilé le peu qui me reste de cerveau, pour apaiser les Welches, et pour plaire aux bons Français, j'espère que tant de peines ne seront pas perdues.

Ceux qui demandent que le mariage d'Obéide avec Indatire soit nécessaire, n'entendent point les intérêts de leurs plaisirs. Cela est bon dans Alzire, cela serait détestable dans les Scithes. Les deux vieillards doivent faire un très grand effet au 4^e acte s'ils peuvent jouer d'une manière attendrissante, et surtout si les Welches sont capables de faire réflexion que deux bonnes gens de 80 ans sans armes, et consignés à la porte par les gardes d'Athamare ne peuvent commander une armée surtout quand l'un des deux vieillards est évanouï. Le malheur de tous vos comédiens c'est de jouer froidement, ils n'ont point d'âme, ils n'arrivent jamais qu'à moitié. Je le dirai toujours, jusqu'à ce que je meure, les Scithes bien joués doivent faire un grand éffet. Mad^e de la Harpe fait pleurer, quand elle dit,

et mad^e Dupuits qui a une voix touchante augmente l'attendrissement. Il y a l'infini entre jouer avec art, et jouer avec âme.

Je vous ai soumis, mon cher ange, ma réponse à M^lle S^t Val; je n'ai écrit que des politesses vagues à M^lle Dubois, je ne me suis engagé à rien. Vous savez que je ne ferai que ce que vous voudrez mais je vous répète encore qu'il faut reprendre les Scithes après pâques malgré la cabale, ou plutôt malgré les cabales, car il y en a quatre contre nous. Il faut que m^lle Durancy fasse pleurer, afin que m^r le m^al de Richelieu ne la fasse pas enrager.

On fait une nouvelle édition des Scithes à Geneve; on en fait une en Hollande; on en va faire une encor à Lyon. Celà peut servir de prétexte à Lacombe pour diminuer un peu l'honoraire de Le Kain, mais il n'y perdra rien, il aura toujours ses six cent francs. Puisse-t-il être beau comme le jour, et être un amant charmant quand il viendra au 3^e acte se jetter aux genoux d'Obéide! puisse-t-il avoir une voix sonore et touchante! puissent les confidents n'être pas des Buffles! puisse le seul véritable théâtre de l'Europe n'être pas entièrement sacrifié à l'opéra comique!

Grâce au ridicule retranchement fait par la police à la 1^ère scène du 5^e acte Sozame ne dit mot, et joue un rôle pitoiable; je le fais parler de manière que la police n'aura rien à dire.

Je vous remercie tendrement vous et Elochivis. Je suis terriblement vèxé, et si on ne réprime pas l'insolence des commis, je serai obligé d'aller mourir ailleurs.^b

Couple céleste, couple aimable, vous savez si vous m'êtes chers! Mais ce que vous ne saurez jamais bien, c'est le bonheur et la félicité suprêmes que goûte mon cœur des hommages purs qu'il vous rend chaque jour dans le temple d'hyperdulie.