27e May 1767, à Ferney
Il me parait, Monseigneur, que le roiaume du prince noir m'a été plus favorable que les Welches de Paris.
J'en ai uniquement l'obligation au maitre de l'Aquitaine. Il faut qu'il ait daigné lui même ordonner des répétitions sous ses yeux, et que l'envie de lui plaire ait mis les acteurs au dessus d'eux mêmes. Vous connaissez Paris, il n'est rempli que de petites cabales en tout genre. Zaïre, Oreste, Sémiramis, Mahomet, Tancrède, L'Orphelin de la Chine, tombèrent à la première représentation; elles furent accablées de critiques; elles ne se relevèrent qu'avec le temps. On se fesait un plaisir de me mettre fort au dessous de Crebillon pour plaire à Made De Pompadour qui disait que le Catilina de ce Crebillon était la seule bonne pièce qu'on eût jamais faitte. Voilà comme on juge de tout jusqu'à ce que le temps fasse justice. S'il est permis de comparer les petites choses aux grandes, vous savéz que le maréchal de Villars ne jouit de sa réputation qu'à l'âge de près de quatre vingt ans. Le favori de Venus, de Minerve et de Mars, sçait lui même quelles contradictions il a éssuiées dans sa carrière de la gloire. Il faut se soumettre à cette loi générale qui éxiste dans le monde depuis le péché originel; il mit dans le cœur humain l'envie et la malignité qui sans doute n'y étaient pas auparavant.
Je vous avertis que nous avons icy la meilleure troupe de l'Europe, et que l'envie n'est point entrée dans nôtre tripot. Nous avons un jeune Mr De la Harpe, auteur du comte de Warwik. Il est par sa figure et par la beauté de son organe, beaucoup plus fait que Le Kain pour jouer Athamare. Jamais je n'ai vu rien de plus parfait qu'un mr De Chabanon qui a joué Indatire. La femme de mr De La Harpe était Obeide; sa figure est fort supérieure à celle de mlle Clairon; elle a une voix aussi théâtrale, elle sçait pleurer et frémir; les deux vieillards étaient de la plus grande vérité. Je ne me suis pas mal tiré du rôle de Sozame, et surtout quand je me plaignais des cours, je puis me vanter d'avoir fait une impression singulière. La pièce n'a point été ainsi jouée à Paris, il s'en faut beaucoup. A qui en est la faute? à mon séjour en Scythie. Mr D'Argental ne s'en est point mêlé, il est très malade, et je crains même que sa maladie ne soit trop sérieuse. J'avais vu chez moi mlle Durancy il y a quelques années, je lui avais trouvé du talent, elle me demanda le rôle d'Obeide, on dit qu'elle le joua très mal à la première représentation, mais qu'à la troisième et à la quatrième elle fit un très grand éffet. On me mande qu'elle joue avec beaucoup d'intelligence et de vérité mais qu'elle n'est pas d'une figure agréable, et qu'elle n'a pas le don des larmes. On dit que les autres actrices n'ont point de talent, et que le théâtre tragique n'a jamais été dans un état plus pitoiable. On me mande que lorsqu'un acteur de province se présente pour doubler les premiers rôles ceux qui sont chargés de ces rôles ne manquent pas de les accabler de dégoûts, et de les faire renvoier. Si on est aussi malin dans ce tripot qu'à la cour je vous réponds que vous n'aurez d'autre théâtre que celui de L'opéra comique. C'est à vous qui êtes Doyen de l'académie, et premier gentilhomme de la chambre de protèger les beaux arts; ils en ont besoin; vous savez dans quelle décadence est ma chère patrie dans tous les genres. Vous conservez vôtre gloire, mais la France a un peu perdu la sienne. Il faut espérer que nous aurons dumoins encor quelques crépuscules des beaux jours du siècle de Louïs 14.
Agréez, Monseigneur, mon tendre et profond respect.
V.