[10–11 February 1767]
Je reçus hier la Lettre du 3 fév: de mon cher ange après avoir fait partir ma réponse à la Lettre du 2e.
Je supose toujours que les deux éxemplaires adressés à Mr Le Duc De Praslin lui sont parvenus.
Les dernières additions que j'ai envoiées à mon ange, et à Mr De Thibouville, peuvent servir aisément à rendre ces deux éxemplaires complets et corrects. Mais pour l'abondance de précautions, voicy encor un éxemplaire nouveau, bien éxactement revu, lequel poura servir de modèle pour les autres. Il part à l'adresse de m. le duc de Pralin.
Je ne sçaurais être de l'avis de mon ange sur ce vers d'Obeide dans la scène avec son père au 5e acte,
Elle m'a plus coûté que vous ne pouvez croire.
Celà ne veut dire autre chose pour ce père, sinon qu'il en a coûté beaucoup d'efforts à une jeune personne élevée à la cour, pour venir s'ensevelir dans des déserts; mais pour le spectateur celà veut dire qu'elle aime Athamare. Si j'avais le malheur de céder à cette critique, j'ôterais tout le piquant et tout l'intérêt de cette scène. J'ai fait humainement ce que j'ai pu. Il ne faut pas demander à un artiste plus qu'il ne peut faire; il y a un terme à tout, personne ne peut travailler que suivant ses forces.
Voicy le temps de copier les rôles et de les aprendre, il n'y a plus ni à reculer ni à travailler. Je demande seulement qu'on joue la jeune Indienne avec les Scithes. Je serai bien aise de donner cette marque d'attention à Mr Dechampfort, qui est, dit on, très aimable, et qui me témoigne beaucoup d'amitié. Si ces deux pièces sont bien jouées elles vaudront de l'argent au tripot; elles donneront du plaisir à mes anges, mais pour moi, je suis incapable de plaisir; je ne le suis quec de consolation, et ma plus grande est l'amitié dont mes anges m'honorent.
NB: Dans le tracas horrible qui m'a accablé pendant un mois, je ne me suis jamais aperçu d'une faute d'impression au 5e acte, page 64,
Sozame a t-il apris à sa fille qu'il aime.
Il y avait dans le manuscrit
Sozame a t-il appris à sa fille qui m'aime.
Il y a encor quelques petits changements fort légers dans la copie cy jointe.
NB: Comment pouvez vous m'outrager au point de me soutenir que ce vers,
Elle m'a plus coûté que vous ne pouvez croire,
signifie,
Mon père, j'adore Athamare, et je ne le tuerai point, puisque le moment d'après elle dit
Aprés ce coup terrible et qu'il me faut porter?
Ce mot, qu'il me faut porter, ne rejette t-il pas très loin tous les soupçons que pourait concevoir le père? D'ailleurs, quels soupçons pourait-il avoir après les serments de sa fille? Vous tueriez ma pièce si vous ôtiez, elle m'a plus coûté que vous ne pouvez croire. Je sçais bien qu'il y aura quelques mouvements au 5e acte parmi les malintentionés du parterre; mais je vous réponds que le receveur de la Comédie sera très content de la pièce. Laissons dire Fréron et l'avocat Coquelet son aprobateur, et les soldats de Corbulon s'il y en a encore; et qu'on some le boute selle.
Mille tendres respects. Je ne sçais point la demeure de Mr le chevalier de Chastelus. Je prends la liberté de vous adresser la lettre.
V.