1767-02-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Avant de recevoir la Lettre de la main de mon ange, du 2 fév: reçue le 8, je lui avais écrit par mr De Courteilles; et je lui avais envoié sous l'enveloppe de M: Le Duc De Praslin deux éxemplaires des Scithes corrigés, et j'en avais donné avis à Mr De Thibouville.

Voicy d'abord ce que je réponds à la lettre du 2e fév: de mon cher ange. Je le donne en quatre, je le donne en dix, à une âme plus forte que la mienne, logée dans un corps très faible âgé de 73 ans, au milieu de cent montagnes de neige, aiant à faire à des pédants et à des prêtres, craignant les choses les plus funestes, assaillie de quatre ou cinq tristes évênements à la fois, affublée d'une espèce de petite apopléxie, je dis que cette âme aurait été pour le moins aussi embarassée que la mienne.

Cependant, mon âme encor tout ébourifée, demande très tendrement pardon à la vôtre, et elle lui sera toujours soumise.

Vous jugez, mon cher ange, de vôtre païs par le nôtre; vous vous imaginez parce que vous ave eu une débâcle, que le mont Jura et les Alpes prennent la loi de la butte st Roch; vous vous trompez cruellement.

Je ne dispute pas sur mr Le Duc De Virtemberg, mais je souhaitte assurément que vous aiez raison; je ne me suis pas encore aperçu de l'éffet de ses beaux arrangements. Il est temps qu'il se corrige de sa manie d'imiter Louïs 14. Mais venons au plus vite aux Scithes.

Voici la dernière leçon. Il ne m'a guères été possible de voir les choses d'un coup d'œil bien juste dans les horreurs des agitations que j'ai éprouvées. Je joins icy deux éxemplaires de cette nouvelle correction que vous pourez aisément faire porter sur les anciennes éditions que vous avez, et sur tout sur celles envoiées en dernier lieu par Mr Le Duc De Praslin.

Cette scène du père et de la fille est de moitié plus courte qu'elle n'était. Ni Sozame, ni les Scithes ne se doutent de la résolution d'Obeide. Les imprécations feront toujours un très grand éffet, à moins qu'elles ne soient ridiculement jouées. Je conviens que ce cinquième acte était extrèmement difficile, mais enfin, je crois être parvenu à faire à peu près tout ce que vous vouliez, et j'ose espérer que vous en viendrez à vôtre honneur. Ce sera à mr De Thibouville à arranger les rôles, les décorations et les habits avec le Kain. C'est de toutes les pièces celle qui éxige le moins de frais.

Le rôle d'Obeide demande d'autant plus d'art qu'elle pense prèsque toujours le contraire de ce qu'elle dit. Je ne sçais pas comment j'ai pu faire un pareil rôle qui est tout l'oposé de mon caractère. Je ne dis que trop ce que je pense; mais je le dis avec tant de plaisir quand je m'étends sur les sentiments qui m'attachent à mes anges, que je ne me corrigerai jamais de ma naïveté.

J'ai oublié dans mes dernières Lettres de vous dire, qu'il était impossible qu'on pût penser à le Kain dans cette édition du Triumvirat. Vous savez qu'on ne fait pas ce qu'on veut des libraires, et moi je sçais ce que c'est que d'être loin de Paris.

Quant aux affaires de Genêve elles s'arrangeront sans doute, car elles ne sont que ridicules; elles ne méritent qu'un Lutrin. J'en avais ébauché quelque chose pour vous faire rire, et pour faire rire messrs les Ducs De Choiseuil et de Praslin; mais pendant tout le mois de janvier je n'ai pas eu envie de rire.

Respect et tendresse.

NB: J'envoie à mr de Thibouville, la copie des nouveaux changemens cyjoints, en suposant que vous lui avez communiqué un des deux derniers éxemplaires.