à midy 4 octbr[1760] aux Délices
Eh mon dieu mes anges, vous voylà fachez contre moy! vous voilà les anges exterminateurs.
Que votre face ne s'allume pas contre moy, et regardez moy en pitié. Je vous ay écrit une lettre ce matin. Je réponds à votre couroux du 29. Figurez vous que je n'ay le temps ny de manger ny de dormir. La tête me tourne.
1º Je vous jure qu'on m'a mandé que le Kain et la Clairon avaient arrangé le 3e acte à leur fantaisie. Mais allons pied à pied si je puis et commençons par le commencement.
2º J'ay déjà dit et je redis que la transfusion des deux scènes paternelles d'Argire avec Aménaide, en une seule scène vers la fin du 1er acte était le salut de la république. J'ay remercié et je remercie.
3º Je m'en tiens à cette manière de finir le 1er acte:
Cela fortifie le caractère d'Aménaide, et rend en même temps ses accusateurs moins odieux.
4º Le second acte commence encor d'une manière plus forte:
Et c'est Aménaïde et non la suivante qui fait tout, et il est bien plus naturel de luy donner de la confiance pour un esclave qui l'a déjà servie, que de remettre tout aux soins de Fanie. Cela était trop d'une petite fille, et cette fermeté du caractère d'Aménaïde prépare mieux les reproches vigoureux qu'elle fait ensuitte à son père.
5º Jamais je n'ay eu d'autre idée au 3ème acte que de faire apprendre à Tancrede son malheur par gradation. Je n'ay jamais prétendu qu'il parlât d'abord à Aldamon comme au confident de son amour, et quand Tancrede disait au nom d'Orbassan, Orbassan, l'ennemi, le rival de Tancrède ! il le disait a parté: et pour lever toutte équivoque, j'ai mis l' oppresseur de Tancrede, au lieu de rival. J'ay toujours prétendu que Tancrede en arrivant dans la ville avait appris par le bruit public qu'Orbassan devait épouser Aménaïde. C'est une chose très naturelle, tout le monde en parle, et Aldamon n'en sait que ce que la voix publique luy en a apris.
Quand Tancrede demande, qui commande les armes dans la ville? Aldamon peut répondre, Ce fut vous le savez le respectable Argire— mais Orbassan luy succède. En un mot tout l'art de cette scène doit consister dans la manière dont Tancrede laisse pénétrer son secret par Aldamon, qui voit par son émotion quels sont ses chagrins et ses projets. Je vais parler de vousétait équivoque, vous cependant ne signifie pas je vous nommerai, il signifie qu'Aménaïde poura se douter quel est ce vous. Mais cela est trop subtil, et vous m'envoyez, vaut mieux. Ce sont bagatelles.
6º Je suis encor sous le couteau est une expression noble et terrible. Si on ne la trouve pas ailleurs tant mieux, elle a le mérite de la nouvauté, de la vérité et de l'intérest. Cette scène a fait un grand effet chez moy. Il faut laisser dire les petits critiques qui font semblant de s'effaroucher de tout ce qui est nouvau, et qui ne voudraient que des expressions triviales; notre langue n'est déjà que trop stérile.
7º La dernière scène du second acte était aussi nécéssaire que cette dernière scène du 3ème, mais comme ce petit monologue du second ne peut être qu'une expression simple de la situation d'Aménaide, comme ce tableau de son état n'est point un grand combat de passions, il ne faut pas s'attendre à de grands effets de ce monologue, mais seulement à rendre le spectateur satisfait, et à terminer l'acte avec rondeur et élégance, sans refroidir.
8º Si O ma fille vivez fussiez vous criminelle, est dit par un acteur glacé, tels que les acteurs français l'ont presque toujours été, si ce vers n'est pas dans la bouche d'un homme qui ait déjà pleuré et fait pleurer, il est clair que ce vers doit être mal reçu. Mais moy en le disant j'arrache des larmes. J'ay voulu peindre un vieillard faible et malheureux, c'est la nature. Il y a un préjugé bien ridicule parmi nous autres francs, c'est que tous les personnages doivent de la même noblesse d'âme, qu'ils doivent tous être bien élevez, bien élégants, bien compassez. La nature n'est pas faitte ainsi.
9º Le grand point est de toucher — inventez des ressorts qui puissent m'attacher(dit Boilau). Or Amenaide est aussi touchante à la lecture qu'au téâtre. Cependant vous savez mes anges que mr de Chauvelin avait été mécontent du quatrième acte. Il avait imaginé d'envoyer un ambassadeur de Solamir, et de substituer une entrée et une audience aux sentiments douloureux d'une femme qui a été condamnée à mort par son père et qui est à la fois méprisée et deffendüe par son amant. Touttes ces idées que chacun a dans sa tête de la manière dont on pourait conduire autrement une pièce nouvelle, ne serviront jamais qu'à refroidir un auteur, à luy ôter tout son entousiasme. On poura gagner quelque chose du côté de l'historique, et on perdra tout l'intérest. Si Corneille avait suivi dans le Cid le plan de l'académie, le Cid était à la glace.
On crie aux 1ères représentations — et le couteau et la haine outrageuse et Je ne peux soufrir ce qui n'est pas Tancrede. Au bout de huit jours on ne crie plus.
10º Les longueurs doivent être acourcies, mais l'étriqué et l'étranglé détruit tout. Un sentiment qui n'a pas sa juste étendue, ne peut faire effet. Qu'es ce qu'une tragédie en abrégé?
11º Nous soutenons toujours que les derniers vers d'Amenaïde sont un morceau patétique, terrible, nécessaire, et nous en avons eu la preuve — Arrêtez, vous n'êtes point mon père. On fut transporté.
Je n'ay plus de papier, je n'ay plus ny tête ny doigts. Mon cœur est navré de douleur si j'ay déplu à mes anges, mais au nom de Dieu ôtez moy ce car tu m'as déjà dit.
V.