[17 November 1760]
1º J'aime mieux être sifflé que de renoncer à la Loi de L'himenée, au crime qui rompt l'himen, et à tout ce qui s'ensuit; par ce que Loi de fiançailles, et loi de mariage, c'est tout un; parce qu'il m'est permis de suposer cette loi dans Syracuse; parce que cette loi n'est pas plus éxtraordinaire que celle d'Angleterre, qui condamne à mort, toute reine que le Roy aura épousée, sans être pucelle; parce que la loi qui dans Inès, ordonne que toute fille qui sera aimée par l'héritier de la couronne sera pendüe, est beaucoup plus extraordinaire encore; parce qu'enfin je suis très convaincü que celà jette un grand intérêt dans la pièce, que celà rend les chevaliers beaucoup moins odieux, parce que tout ce qui a réussi sur le téâtre de Tournay, doit réussir sur celui de Paris, ou Paris est une bête.
2º Il faut avoir une envie déterminée de me faire enrager, pour me demander au second acte, d'où vient ce coup de foundre? Il faut être bien cruel, bien impitoyable, pour ne pas permettre qu'Amenaïde soit étonnée de voir dans une telle colère, son vieux bonhomme de père qui est l'indulgence même, et qui n'a pas trop l'air d'être le maître au logis. Si pourtant mes anges aiment mieux, quel est ce coup de foudre? je ne me révolterai point sur cette bagatelle.
3º Scène 4e du second acte;
L'espoir de deux maisons, le destin le plus beauAvec tant d'infamie enfermez au tombeau.
Celà vaudra mieux, qu' abandonnez à la main d'un boureau: parce qu'on ne coupe pas le cou au destin et que le destin peut être enfermé dans le tombeau avec la personne.
4º Même scène.
Je l'avoüe en tremblant, sa mort est légitime,Plus sa race est illustre, et plus grand est le crime.On sçait de Solamir l'espoir ambitieu,On connait ses desseins, son amour téméraireCe malheureux talent de tromper et de plaire,D'imposer aux esprits, et d'éblouïr les yeux;C'est à lui que s'adresse un écrit si funeste,Régnez dans nos Etats.
Celà vaut infiniment mieux, par cent raisons que mes anges sentiront mieux que moi; et il ne manquera plus de rime à Syracuse.
5º Lors qu'au 2d acte, Aménaïde ne veut d'Orbassan ni pour son mari, ni pour son Sigisbé, il faut absolument finir ce couplet par un vers détaché, par une espèce de correctif, par un mot qui termine, sans quoi le couplet perd toute sa force. La réponse que ferait Orbassan serait un propos interrompu, sans daigner pénétrer au fonds de ce mistère etca. Voicy comment je finis cette scène:
Je ne veux (pardonnez à ce triste langage)De vous pour mon époux, ni pour mon chevalier.Punissez ma franchise, et vangez vôtre offense.ORBASSAN
Je me borne, madame, à vanger mon païs,A dédaigner l'audace, à braver le mépris,A l'oublier. Mon bras prenait vôtre déffense,Mais quitte envers ma gloire, aussi bien qu'envers vous,Je ne suis plus qu'un juge à son devoir fidèle,Soumis à la loi seule, insensible comme elleEt qui n'a ni regrets, ni douleurs, ni couroux.AMENAIDE seule
J'ay dicté mon arrest, et je me sacrifieA toy seul des humains qui
6º Amenaïde me parait très en droit de dire,
Et dès demain peut êtreMes oppresseurs et moi nous n'aurons plus qu'un maître.
celà est dans la nature, une héroïne de roman ne doit point penser autrement; ces vers, qui sont beaux et nécessaires, sont la suitte indispensable de ce qu'a déjà dit Aménaïde,
Un héros qu'on oprime attendrit tous les cœurs,Il les anime tous quand il vient à paraître.
Ce serait énerver l'ouvrage, et le rôle d'Amenaïde, que d'ôter ces vers; ils ne contredisent en aucune façon ce que dit Aménaïde au troisième acte; hélas! il est perdu si l'on sçait sa naissance, s'il est Connu; car alors, les choses sont changées, le peuple lui même condamme Aménaïde, on est sous les armes, son suplice est prêt, Tancrède qui aurait pû ranimer en secrêt son parti, est exposé en public à la vangeance de ses ennemis; je me flatte que Monsieur et madame d'Argental, sentent la force de la vérité que je leur représente; et si quelqu'un leur a fait cette objection, ils ne souffriront pas qu'on défigure mon ouvrage, en retranchant ce qui en fait la beauté. Remarquez encor que ce peutêtre adoucit tout, et prévient toutte objection. Il est vray que j'aime mieux
Il ne le sera pas; non Fanie; et peutêtreMes oppresseurs et moy, nous n'aurons plus qu'un maître.
7º Il n'est point du tout dit dans le récit du 5e acte, que Tancrède a seul dispersé le reste des Maures; il est dit expressément, par Fanie Qu'Aldamon a suivi Tancrède et a combattu avec lui;
Un seul de nos guerriers, seigneur, l'avait suivi,C'est ce même Aldamon qui sous vous a servi etca.
On ne songe pas quand on élague un couplet que ce qu'on retranche fait un tort irréparable au reste, et on gâte une pièce entière, en croyant corriger un morceau. Mlle Clairon est une très bonne actrice, mais sa fausse délicatesse, son habitude de ne songer qu'à elle seule, et de préférer une de ses attitudes, à tout ce que les autres acteurs doivent dire, seraient capables de faire tomber une pièce sans retour, si elle ne la soutenait pas par ses grands talents; j'ose éxiger de sa complaisance qu'elle m'en croie, si je ne puis l'éxiger de son goût. N. b. que mr le duc de Mirepoix fit un jour luy tout seul mettre bas les armes à cinquante hommes d'un régiment de Savoye.
8º J'ai découvert enfin pourquoi quelques mauvais plaisants riaient à ces mots du cinquième acte, ô jour du changement. C'est parce qu'on avait changé de décorations; voilà comme le public est fait; et c'est pourtant pour lui qu'on travaille! Il est certain qu'il n'y avait pas là de quoi rire.
9º Il est encor plus certain, que si pour laisser à mlle Clairon le plaisir des attitudes, on retranche quelque chose du couplet de Lorédan au 5e acte, ce morceau étranglé devient ridicule, et j'espère que mes divins anges ne souffriront pas que les comédiens, pour récompense de tout ce que j'ai fait pour eux, me traittent avec un mépris qu'ils n'auraient pas pour un barbouilleur de dix huit ans. Quelque mauvais que soit mon ouvrage, il m'apartient: les comédiens doivent le réciter comme je l'ai fait, et non comme ils le veulent.
10º Je vois dans les remarques que madame D'Argental a eu la bonté de m'envoyer du 7e 9bre plusieurs choses que j'ai déjà corrigées, par exemple au 4e acte: Et c'est lui qui me perd! et ce vers,
Craint-il de s'expliquer? vous a t'-il soupçonnée?
J'ai déjà corrigé ce vers, et j'ai mis à la place
L'un et l'autre est horrible à mon âme étonnée,
et après ces deux vers de la même scène
Je mourrais, je le sçais, sans lui, sans sa victoire,Mais s'il sauva mes jours je les perdais pour lui.
Après dis-je ce vers, qui est de mes anges, qui est très bon, que j'adopte, et dont je les remercie infiniment, voicy ce que je fais dire à Fanie,
Il le peut ignorer, la voix publique entraîne,Même en s'en défiant on lui résiste à peine.Cet Esclave, sa mort, ce billet malheureux,Le nom de Solamir, l'éclat de sa vaillance,L'offre de son himen, l'audace de ses feux,Tout parlait contre vous, jusqu'à vôtre silenceCe silence si fier, si grand, si généreuxQui dérobait Tancrede à l'injuste vangeanceDe vos communs Tyrans armés contre vous deux.Quels yeux pouvaient percer ce vôîle ténébreux?Le préjugé l'emporte, et l'on croit l'aparence.AMENAIDE
Lui me croire coupable!FANIE
Ah! s'il peut s'abuser,Excusez un amant.AMEN:
Rien ne peut l'excuser etca.
Serait-il possible que Monsieur et madame D'Argental n'eussent point reçu ces changements, et beaucoup d'autres, que j'ai eu l'honneur de leur envoier!
11º J'ai oublié tout juste la remarque la plus importante; c'est au 1er ac. dans la scène d'Argire et d'Aménaïde.
Conformez vous au temps, comformez vous aux lieux,Solamir et Tancrède, et la cour de BizanceSont tous également en horreur en ces lieux.
Ces seuls mots, Solamir et Tancrède, sont d'une nécessité absolüe, afin que le père ne soupçonne pas déjà que sa fille aime Tancrède, afin de partager l'idée du spectateur entre Tancrède et Solamir. On ne peut trop répéter le nom de Solamir dans les premiers actes, mais icy il est indispensable de parler de lui; changer ce vers serait faire crouler la pièce par les fondements. Monsieur, et madame d'Argental m'honorent de trop de bonté pour ne pas se rendre à mon sentiment sur mon propre ouvrage, et à la certitude où je suis que sans ce vers la pièce révolterait le Lecteur.
12º Je ne conçois pas comment on a pû s'imaginer que j'aye mis à la fin du second acte, Il punira ma destinée affreuse. Il faut que ce soit une faute d'écriture. Je ne sçais pas comme on a dit ce vers à Versailles; il y a dans ma copie, il vangera, et non pas, il punira. Mais j'aime mieux ces vers cy, qui doivent finir le second acte:
Porte un jour au héros pour qui je perds la vieMes derniers sentiments et mes derniers adieux.Peutêtre il vangera son amante fidèle,Enfin je meurs pour luy — ma mort est moins cruelle.
13º Si on est forcé de donner la pièce à l'imprimeur je supplie avec la dernière instance monsieur et made Dargental de m'envoyer les épreuves à mesure qu'on les tirera. La bonté qu'ils ont eue de s'intéresser si vivement à cet ouvrage, de me donner tant de bons conseils, de réparer plusieurs de mes fautes, me met en droit d'espérer d'eux cette grâce.
De plus il est impossible que parmi tant de corrections que j'ay faittes, je n'en aye oublié quelques unes dans mes envois, et puisque le copiste a mis punir une destinée, il peut avoir mis d'autres sottises. On est plus éclairé sur ses vers quand on les voit moulez; on réforme toujours quelque chose, et le danger présent donne des forces.
14º J'exige absolument de Praut qu'il ne mette point mon nom à la tête de la pièce. Je ne le signe point dans mon épitre. Je n'en ay jamais chargé aucun titre de mes ouvrages. Cela est entièrement antipatique à mon goust. A quoy sert cette sotte vanité? On sait assez d'ailleurs que Tancrede est de moy tout comme le pauvre diable. J'ay mandé à Praut que je ne voulais de mon nom pour rien au monde; et je supplie mes chers anges de le luy dire sérieusement.
15º Je finis par les plus tendres remerciements et par les sentiments d'un cœur pénétré de reconnaissance.
16º Non, je ne finis point, j'ay encor à dire que mademoiselle Clairon devait bien se douter qu'il y a dans le texte, et régner dans nos murs ainsi que dans mon cœur et que le copiste avait oublier d'ôter le surtout.
17º J'aime mieux au second acte à la dernière scène
Il me faut donc mourir et dans l'ignominie
comme il y avait dans les précédentes leçons
queJ'ay dicté mon arrest, et je me sacrifie,parceque
arrest et sacrifiée ne sont pas assez analogues.
et que
c'est de la propriété des mots que tout dépend, c'est ce qui rend un vers supportable ou détestable.
Finis.