1760-09-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

La charité étant une vertu angélique, un pauvre malade compte sur celle de ses divins anges; vous croiez bien que ce n'est pas par mauvaise volonté que je n'ai pas fait à Tancrède et à sa chère Aménaïde, tout ce que je voudrais leur faire; mes anges n'imaginent pas quel est le fardeau d'un homme très faible, et un peu vieux qui a quatre campagnes à gouverner à la fois, qui s'avise de bâtir une châtau et une Eglise, qui ne peut suffire à une correspondance forcée, qui pour l'achever de peindre se trouve assez embarassé avec l'Empire de toutes les Russies.
Il est fort doux d'être occupé, mais il est dûr d'être surchargé, le corps en souffre. Tancrède aussi; j'implôre la clémence de Madame Scaliger; je n'en peux plus. Des vers et moi, ne peuvent se rencontrer ensemble d'icy à plus de trois mois; n'éxigez rien de moi, mes divins anges, car je ne ferais que des sottises; il me reste à peine assez de tête pour vous dire que s'il y a dans Tancrède la simplicité, la noblesse, l'intérêt, la nouveauté que vous y trouvez, cette piece poura être aussi bien reçüe que L'Ecossaise. Mlle Clairon pleure et fait pleurer, dites vous; que demandezvous de plus? Il se trouvera quelques raisonneurs qui après avoir pleuré, diront à souper, que le courier qui portait la Lettre d'Aménaïde au camp des Maures devrait avoir parlé avant de mourir; d'autres répondront qu'il devait se taire; on demandera s'il y a assez de raisons pour condamner Aménaïde; les gens de bonne volonté diront qu'il n'y en a que trop, que son courier allait au camp des Maures, que Solamir avait osé la demander en mariage dans Syracuse, que Solamir l'avait aimée à Constantinople; il est encor très naturel et mème indispensable que Tancrède la croie coupable, puisque son père même avoüe à Tancrède, qu'il n'est que trop sûr du crime de sa fille; toute l'intrigue est donc de la plus grande vraissemblance, et ce serait une chose bien inutile et bien déplacée, de faire parler un postillon qui ne doit point parler. Il me semble que quand on a pour soi la vraissemblance et l'intérêt, on peut risquer de joüer à ce jeu dangereux de cinq actes contre quinze cent personnes. Permettez moi de vous dire, mon cher ange, qu'il faut que Le Kain mette beaucoup de passion dans son rolle; cette passion doit être noble je l'avoüe, mais il faut que le désespoir perce toujours à travers de cette noblesse.

Je souhaitte que Brisard joüe le bonhomme comme j'ai eu l'honneur de le joüer; croiez que ma nièce et moi, nous fesons pleurer les gens quand nous voulons.

Que vous me faittes plaisir de me dire que vous ne pouvez pas souffrir cette familiaride platte que le bonhomme Sarrazin prenait quelquefois pour le naturel, cette façon misérable de réciter des vers comme on lit la gazette. J'aimerais je crois encor mieux, l'empoulé que je n'aime point.

Aureste, vous sçavez bien que vous êtes le maître absolû de vos bienfaits, ainsi que de la pièce et de l'auteur. Je vous ai envoié par le dernier ordinaire, mon édifiante Lettre au Roy Stanislas; je chercherai ces dialogues que vous voulez voir; j'en ferai faire une copie; tout est à vos ordres, comme de raison; permettez moi de vous remercier encor d'avoir vangé le public en donnant L'Ecossaise; vous avez décrédité ce malheureux Fréron dans Paris et dans les provinces, et il était nécessaire qu'il fut décrédité. Donnez la bataille de Tancrède quand il vous plaira, vous êtes un éxcellent général; Si Mr Daun avait conduit ses troupes, comme vous conduisez les vôtres, le Roi de Prusse ne lui aurait pas dérobé tant de marches. Adieu, mon divin ange, en voilà beaucoup pour un malingre qui n'en peut plus, mais qui adore ses anges.

V.