1759-09-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Le temps étant fort cher, mon cœur tout plein, ma tête épuisée, Pierre le grand m'occupant du matin au soir, le nouveau semoir à cinq tuyaux demandant ma présence, cinquante massons me ruinant, L'abbé d'Espagnac me chicanant, trois ou quatre petits procès me Lutinant, et mes yeux n'en pouvant plus, je dicte avec humilité le présent mémoire, et je suplie le Comité des anges de le Lire avec bonté, attention, et sans prévention.

1. Pour Mr l'abbé d'Espagnac je n'en parlerai pas pour avoir plutôt fait. Je me borne à remercier tendrement les dignes ministres qui veulent bien traitter avec lui; je le soupçonne d'être difficile en affaires, et si les Edits du traducteur de Pope sont entre ses mains, je crois que la critique sera Epineuse.

2. Je prie tous les anges de députer Monsieur de Chauvelin l'ambassadeur, et de lui faire prendre absolument la route de Genêve, qui est plus courte que celle de Lyon. Un homme accoutumé à passer les Alpes passera bien le mont Jura. Son chemin sera plus court de 25 lieües en prenant la Route de Dijon, St Claude et Annecy; nous lui promettons de lui jouer une Tragédie et une comédie dans la mazure apelée château de Tournay, sur un Théâtre de Polichinelle, mais dont les décorations sont très jolies. Il me verra faire le vieillard d'aprez nature; nous le logerons aux Délices; il peut être sûr d'être très étroitement logé, mais guaiment et dans la plus jolie vüe du monde; on logera son secrétaire et ses valets de Chambre encor plus mal, mais on lui fera manger des truittes. Il verra s'il veut les graves syndics de Genêve, les ministres sociniens, et trouvera encor le secrêt de leur plaire selon son usage.

3. Il trouvera des coeurs sensibles à toutes ses bontés, pénétrés d'estime et de reconnaissance; on discutera avec lui son mémoire sicilien, qui est plein de sagacité et de vues fines et étendües.

4. Madame Scaliger seaura qu'il n'y a aucune de ses critiques, excepté celle du billet adultère, que nous n'ayons aprouvées. Nous en reconnûmes la justice il y a plus de six semaines, nous fûmes même beaucoup plus difficiles qu'elle, et nous pouvons assurer que nous avons poussé la sévérité, aussi loin que si nous avions jugé la pièce d'un autre.

5. Il faut considérer que la pièce aïant été faitte en moins d'un mois, on avait voulû essaïer seulement s'il en pouvait résulter quelque intérêt: c'est la première chose dont il faut s'assurer, après quoi le reste se fait aisément. Le fond de la pièce est une femme vertueuse et passionnée, convaincüe d'un Crime qu'elle n'a pas Comis, sauvée du suplice par son amant qui la croit criminelle, méprisée par celui qui l'a sauvée, et pour qui elle avait tout fait, plus désespérée de se voir soupçonée par son amant, qu'elle n'a été affligée d'être conduite au suplice, enfin, son amant mourant entre ses bras, et ne reconnaissant la fidélité de sa maîtresse qu'après avoir reçu le coup de la mort, qu'il a cherchée, ne pouvant survivre au crime d'une femme qu'il adorait.

L'Intérêt qui doit naître de ce sujet était affaibli par deux deffauts dont le premier a été très bien censuré dans l'écrit de madame Scaliger. Ce deffaut consistait dans l'invraissemblance, dans le peu de fondement de l'accusation portée contre Aménaïde, dans l'oubli des accessoires nécessaires pour rendre Aménaïde coupable à tous les yeux, surtout à ceux de Tancrède. La corection de ce défaut ne dépendait que de quelques éclaircissements préliminaires, de quelques détails, de quelques arrangements historiques. C'est un travail auquel on ne s'est pas voulu livrer dans la chaleur de la composition. J'ai traitté cette pièce, comme la maison que je fais bâtir à Ferney; je fais d'abord élever les quatre faces, pour voir si l'architecture me plaira, et ensuitte je fais les voûtes des caves et les égouts; chacun a sa méthode. Les anges verront par la première édition qu'on leur enverra, que non seulement la partie historique qu'ils désiraient est traitée à fond, mais qu'elle répand encor dans la pièce autant d'intérêt que de lumière, et on espère que Madame Scaliger sera contente.

6. Le second défaut consistait dans des longueurs, dans des redites, qui détruisaient l'intérêt au quatrième et Cinquième acte. Monsieur de Chauvelin a fait sur ce vice essentiel un mémoire plein de profondeur et de géni. On voit bien d'ailleurs que ce mémoire est d'un ministre public, car il propose que Norador soit instruit par ses espions de la Condamnation d'Aménaïde, et qu'il envoye sur le champ un agent pour déclarer qu'il va mettre tout à feu et à sang, si on touche à cette belle créature. Je prendrai la liberté, quand j'aurai l'honneur de le voir de lui représenter mes petites difficultés sur cette ambassade; je lui dirai qu'il est bien difficile que Norador soit instruit de ce qui se passe dans la ville, lors qu'on se prépare à lui donner bataille, lorsque les portes sont fermées, les Chemins gardés, et si bien gardés qu'on vient de prendre le messager d'Aménaïde, qui les connaissait si bien. Je lui dirai encor que si Norador prenait dans ces circonstances un si violent intérêt à Aménaïde, elle ne pourait plus guerres se justifier aux yeux de Tancrède. Car, qui assurera Tancrède que le billet sans adresse, qui fait le corps du délit, n'était pas pour Norador? L'ambassade même de ce Turc ne dit elle pas clairement que le billet était pour lui? Il n'y a que le père qui puisse certifier à Tancrede l'innocence de sa fille. Mais comment ce père pourra t'il lui même en être convaincu, si sa fille garde longtemps le silence comme on le veut dans ce mémoire? Ce silence même ne serait-il pas une terrible preuve contr'elle? n'est-il pas absolument nécessaire qu'Aménaïde en voïant Tancrède, au 3e acte, se déclarer son chevalier, avoüe à son père dans les trasports de sa joye, que c'est à lui qu'elle a écrit, et qu'elle n'ose le nommer devant ses persécuteurs, de peur de l'exposer à leur vengeance? celà n'est-il pas bien plus vraissemblable, bien plus passionné, bien plus téâtral?

7. On dit dans le mémoire qu'il n'est pas naturel que Tancrède, dans le 4e acte, coure au combat, sans s'éclaircir avec Aménaïde, qu'elle doit lui dire, Arrêtez, vous croyez avoir combattu pour une perfide qui écrivait à un Turc, et c'est à un bon chrétien, c'est à vous que j'écrivais. Je répondrai à celà, qu'il y a des chevaliers sur la scène, que ces chevaliers sont les ennemis de Tancrède, qu'ils trouveraient Aménaïde aussi coupable de lui avoir écrit contre la loy, que d'avoir écrit à Norador. J'ajouterai que dans la pièce telle qu'elle est, Tancrède n'est point Connu, qu'il était en éffet très ridicule qu'on le reconnût au commencement du 4e acte, que c'était la principale source de la langueur, qui énervait les deux derniers, qu'il y avait encor là une confidente, grande diseuse de choses inutiles, et que tout ce qui est inutile refroidit tout ce qui est nécessaire. J'aurai d'ailleurs beaucoup de remerciements à faire, et quelques objections à proposer, mais j'aprends dans ce moment des nouvelles de mes vaches et de mes semailles, qui sont bien autrement importantes que les amours de Tancrède et d'Aménaïde. Les sangsües du païs de Gex, veulent encor me faire payer un centième denier, parce que j'ai prêté mille Ecus à un pauvre diable pour le tirer de prison; je vais faire un beau mémoire pour monsieur de Chauvelin L'Intendant qui me fera encor plus d'objections que Monsieur son frère.

Le résultat de tout cecy, c'est que Monsieur L'ambassadeur ne peut pas se dispenser de venir voir la pièce aux Délices. Je la fais copier actuellement et je l'enverrai bientôt au Chœur des anges de qui je baise le bout des ailes avec toute humilité, pénétré de reconnaissance pour eux tous, et au désespoir d'être heureux loin d'eux. Mais tout le monde me dit que je fais très bien de rester dans mon royaume de Catai, et que je suis plus sage que Socrate. Je le crois bien.

NB: Que le 3e est tout en action, le 4e en sentiment, le 5e sentiment et action; vous verrez!