1760-11-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je demande pardon d'Ecrire si souvent; il est vrai qu'on ne doit pas oublier ses anges; mais il ne faut pas non plus les importuner; Je voudrais sçavoir si Madame D'Argental est guérie de sa fluxion; j'en ai une bonne, et c'est ce qui fait que je n'écris point de ma main.

J'ignôre encor si mes anges ont reçu la nouvelle copie de Tancrède, par la voie de Mr de Chauvelin; il y a aujourd'hui plus de huit jours que mes anges devraient l'avoir; la marche de la fin du second acte, ainsi que celle du premier, me parait de la plus grande convenance; mais les deux derniers vers du second acte me semblent faibles, et ne sont pas assez attendrissants; je demande en grâce à mes anges de faire mettre à la place

Peut être il punira ma destinée affreuse;
Allons . . . . je meurs pour lui, je meurs moins malheureuse.

Au premier acte, dans la scène du père et de la fille, Amenaïde répète trop le mot, Peut être  . . . . . . cette témérité / Vous offense peut être, et vous semble une injure; je prie qu'on mette à la place,

 . . . .Cette témérité
Est peu respectueuse et vous semble une injure.

Dans la même scène, il faut absolument changer ces vers,

Les étrangers, la cour, et les moeurs de Bizance,
Sont à jamais pour nous des objets odieux.

La raison en est que celui qui vient combattre pour Aménaïde est étranger. Je prie donc qu'on mette,

Solamir et Tancrède, et les cours, et Bizance
Sont également craints, et sont tous odieux.

Le reste me semble bien exposé, bien filé. Je demande très instamment qu'on n'ait pas la barbarie de m'ôter

Ainsi l'ordonne, hélas! la loi de l'himenée.

Il faut regarder Aménaïde comme déjà mariée par paroles de présents, selon l'usage de l'antique chevalerie; en éffet, son père lui dit au premier acte

 . . . .Ce nôble Chevalier a reçu vôtre foi.
La Loi ne peut plus rompre un nœud si légitime.

Mais il faut que Lorédan dise à Orbassan dans la 4e scène du 2d acte:

Orbassan, comme vous, nous sentons vôtre injure,
Nous allons l'éffacer au milieu des combats.
Le crime rompt l'himen, oubliez la parjure,
Son suplice vous vange et ne vous flétrit pas.

Celà rend à mon gré la situation de tous les personnages plus épineuse, plus touchante; ce que dit Orbassan à Aménaïde est plus convenable, et doit faire plus d'effet. J'ai relu tout le reste avec beaucoup d'attention; je crois que je ne peux plus rien faire à cet ouvrage; je me flatte que Monsieur et madame D'Argental auront la bonté de le faire joüer tel qu'il est; la versification n'en est pas pompeuse, mais le stile m'en parait assez touchant; les personnages disent ce qu'ils doivent dire, et toutes les pierres de l'Edifice me paraissent assez bien liées. J'attends avec impatience des nouvelles de Mr D'Argental.

Robin mouton avait ordre de lui présenter les premiers éxemplaires du Czar, il est bien étrange qu'il ne l'ait pas fait; nous attendons aujourd'huy Mr Thurgot, mais je crois qu'il ne verra point nôtre tripot. Je ne peux pas joüer la Comédie avec une fluxion.

Qu'est-ce que c'est donc que cette belle pénitente? n'en a t'on pas déjà joüé une? Daignez me mander si c'est mlle Clairon qui est pénitente; pour moi je suis très pénitent de n'avoir pû faire de Tancrède une pièce absolument digne de vos bontés; mais pourvû qu'elle en mérite une partie c'est assez pour un malingre, vôtre indulgence fera le reste.

Mille tendres respects.

V.