1760-10-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Henri Louis Lekain.

Je réponds, mon cher ami, à vôtre lettre du 15e 8bre.
J'ai envoié à mr D'Argental la Tragédie de Tancrède, dans laquelle vous trouverez une différence de plus de deux cent vers; je demande instamment qu'on la rejoüe suivant cette nouvelle leçon qui me parait remplir l'intention de tous mes amis; il sera nécessaire que chaque acteur fasse recopier son rôle, et il n'est pas moins nécessaire de donner incessamment au public trois ou quatre représentations avant que vous mettiez la pièce entre les mains de l'imprimeur; ne doutez pas que si vous tardez, cette Tragédie ne soit furtivement imprimée; il en court des copies; on m'en a fait tenir une horriblement défigurée, et qui est la honte de la scène française; il est de vôtre intérêt de prévenir une contravention qui serait très désagréable pour vous, et pour moi.

Je me flatte que vous n'êtes pas de l'avis de mlle Clairon qui demande un Echaffaut; celà n'est bon qu'à la Grève, ou sur le Théâtre anglais; la potence et des valets de boureau ne doivent point déshonorer la scène de Paris: puissions nous imiter les Anglais dans leur marine, dans leur commerce, dans leur philosophie, mais jamais dans leurs attrocités dégoûtantes; mlle Clairon n'a certainement pas besoin de cet indigne secours pour toucher et pour attendrir tous les cœurs; je vous donnerai quelque jours une pièce où vous pourez étaler un apareil plus nôble & plus convenable. Nous avons joüé icy Fanime avec des aplaudissements bien singuliers; made Denis y déploia les talents les plus supérieurs; elle fit pleurer des gens qui n'avaient jamais connu les larmes; enfin elle ne fut point indigne de joüer le rôle de Fanime qui est celui de Mlle Clairon. Quand vous voudrez, vous aurez cette pièce, mais il faut commencer par Tancrède.

Je vous prie très instamment de me mander quelle pièce Vous comptez mettre sur le Théâtre vers la St Martin; mettez-moi un peu au fait de vôtre marche; vous sçavez combien je m'intéresse à vos succez et à vos avantages; comptez sur l'amitié inviolable de vôtre très humble et très obéïssant serviteur.

Voltaire