à Ferney 25 octb [1760]
Je me mets plus que jamais aux pieds de madame Scaliger.
Je ne sçais si monsieur le parmesan est encor à la campagne. Je prends le party d'adresser la pièce à monsieur de Chauvelin. Il y a plus de deux cent vers de changez en comparant cette leçon à celle de la première représentation. C'est sur cette dernière leçon que nous venons de la jouer, et j'ose assurer que vous seriez bien étonnée des acteurs, et du parterre. Enfin madame je recommande à vos bontez, cet ouvrage qui est en partie le vôtre. Je vous dois madame ce que j'ay pu y faire de passable. Il est bien important qu'on prévienne les détestables éditions dont on me menace. Je mérite que les acteurs aient la complaisance de jouer ma pièce telle que je l'ay faitte, et que mademoiselle Clairon ne m'immole point à ses caprices. Et vous méritez surtout qu'on fasse ce que vous voulez. Je ne demande que trois ou quatre représentations vers la st Martin. Il sera nécessaire que tous les acteurs recopient leurs rôles car il n'y en a point qui ne soit changé.
J'aurai l'honneur de vous envoier incessamment la dédicace à made de Pompadour. Mr de Choiseuil prétend que la dédicace de Chois ne luy a pas fait tant de plaisir.
Je ne mets point mon nom à la dédicace. C'est un usage que j'ay banni. Il est trop ridicule d'écrire une dissertation comme on écrit une lettre avec un très obéissant serviteur.
Par une raison à peu près semblable, c'est à dire par l'aversion que j'ay toujours eue pour fourer mon nom à la tête de mes opuscules, je souhaitte que Praut le supprime. On sait assez que j'ay fait Tancrede. Il n'eût pas été mal que ceux qui ont le profit de l'édition eussent mis quatre lignes d'avertissement. Touttes ces petites choses peuvent aisément être arrangées par vos ordres.
Nous venons de jouer encor Fanime avec des aplaudissements bien plus forts que ceux qu'on avait donnez à Tancrede. C'est que Fanime a été jouée mieux qu'elle ne le sera jamais. Je voudrais que vous pussiez voir un chevalier Micaut, frère du garde du trésor royal. Il y était. Vous aurez cette Fanime sous votre protection au moment que vous la demanderez.
Mais une chose à quoy vous ne vous attendez pas, c'est que vous aurez Oreste. J'ay voulu en venir à mon honneur. Je regarde Oreste àprésent comme un de mes enfans les moins bossus. Vous en jugerez. Je n'aime pas assurément un échafaut sur le téâtre mais j'y verrais volontiers les furies. Les athéniens pensaient ainsi.
Je suppose madame que vous avez reçu il y a quelques jours une grande lettre de moy et une pour Clairon, le tout à l'adresse de mr de Chauvelin que j'ay aussi chargé de Tancrede. Vous ai-je dit que nous avons joué devant le fils d'Omer de Fleuri? Mr l'abbé d'Espagnac arriva trop tard. Il eût été agréable d'avoir un grand chambrier pour spectateur. Vous ai-je dit que je reçus le fils d'Omer avec baucoup de dignité et que je luy recommanday de n'être jamais l'avocat général des Chaumex? Que dites vous de Luc madame? Me voyla vangé mais je ne luy pardonerai que quand il aura mérité sa grâce. O chers anges que je voudrais vous revoir! Mais je hais Paris. Je ne peux travailler que dans la retraitte. Je travaillerai pour vous jusqu'à la fin de ma vie. Vive le tripot.
V.