10 octb [November 1760]
Vous êtes mes anges plus que jamais.
Vous persévérez dans votre ministère des gardiens. Voicy mon cher et respectable ami ce que j'ay pu à peu près répondre à votre lettre et au mémoire de madame Scaliger. Je prévois que ma réponse sera inutile, puisqu'elle n'arrivera qu'après que Tancrede aura été joué à Versailles, mais du moins j'aurai la consolation d'avoir fait mon devoir. Si vous avez encor quelques petits scrupules je suis à vos ordres.
Etes vous toujours dans l'idée de faire imprimer Tancrede par provision? En ce cas, je vous supplie de faire transcrire sur la pièce les changements que vous trouverez dans mon mémoire. Vos bontez ne se lassent pas.
Vous imaginez donc que je suis assez mal habile pour fourer dans la dédicace quelque chose que la marquise n'ait pas aprouvé! Je ne suis pas si niais. Voicy cette dédicace mot pour mot telle que Monsieur le duc de Choiseuil me l'a renvoiée munie du grand sceau des petits appartements. J'ay plus d'une raison pour faire cette dédicace, et je crois que vous les devinez touttes.
Et vous madame Scaliger vous me croyez donc assez suisse pour ignorer que mon intendant de Bourgogne est le frère de mon cher avocat général? Sachez que ce frère m'a amené son neveu, propre fils de son frère. J'ay soupçonné sa mère d'avoir été une habile femme, car le jeune candidat est d'une taille fine et élancée, et son père est tout rabougri.
Nous avons àprésent mr Turgot, qui vaut mieux que tout le parquet. Celuy là n'a pas besoin de mes instructions. Il m'en donnerait. C'est un philosophe très aimable. Nous luy avons joué Fanime et les ensorcelez. Il dit qu'il n'avait pas pleuré à Tancrede, et je l'ai vu pleurer à Fanime. Mais c'est que madame Denis a la voix bien attendrissante, et quand nous jouons ensemble on n'y tient pas.
George 3 ne changera pas la face de l'Europe; celle de Luc change tous les jours.
Mille tendres respects à tous les anges
V.
N. B. J'ay envoyé à Vienne à M. le comte de Choiseuil une cargaison de czars. Je l'ay adressée à Strasbourg au directeur de la poste pour la donner au courier du cabinet. Je vous prie d'avoir la bonté de vouloir bien dire à M. le duc de Choiseuil qu'il faut qu'il me permette d'écrire à ce directeur que c'est avec la permission de M. le surintendant des postes que j'envoie ces ballots de livres par la poste, sans quoy ils resteraient au rebut. Que mon cher ange songe à cette négociation pour son mardi. Je luy serai très obligé. Je l'importune, et je l'excède de touttes façons.