1760-10-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon divin ange j'apprends que vous êtes revenu à Paris.
Vous allez donc reprotéger Tancrede. Vous devez avoir la nouvelle leçon entre les mains. Je l'ay envoiée à madame Scaliger. J'attends tout de mes anges, car les anges de ténèbres me persécutent. On m'a fait tenir une copie de Tancrede capable de déshonorer l'auteur, les comédiens et les protecteurs, et de faire renoncer à la chevalerie et au téâtre. Il est sûr que bientôt ce détestable ouvrage sera imprimé, comme il est sûr que Pondicheri sera pris. J'imagine mon cher ange que vous préviendrez l'une de ces deux turpitudes, que vous ferez jouer Tancrède vienne la st Martin, et alors vous aurez la dédicace, que je fortifierai de quelque nouvelle outrecuidence, car il faut montrer aux sots que les philosophes ont autant d'apuy que les persécuteurs des philosophes, et de meilleurs appuis.

Il est donc arrivé malheur au Pierre des Crammers. Ils l'avaient mis sous la protection de M. de Malzerbes; et on la fait moisir à la chambre sindicale en attendant qu'on l'eût contrefait. On assure que Montcriffe avoit été nommé pour examinateur de l'histoire de Russie. L'auteur des chats n'est pas trop fait pour juger Pierre le Grand. Il y a loin de sa goutierre au Volga et au Jaïk. Ces petites avantures ne me reconcilient pas avec la bonne ville.

Adieu, je reviendrai quand ils seront changez. Je ne peux mon cher ange m'empêcher de vous répéter ce que j'ay dit à made Scaliger de l'effet prodigieux que me Denis a fait dans Fanime. N. b. que vous aurez cette Fanime quand il vous plaira. Je vous supplierai de me renvoier votre dernière copie avec la première, la plus ancienne de touttes. Car il faut confronter, et quand il n'y aurait qu'un vers heureux à se voler à soy même, il ne faut rien négliger; les vieillards sont un peu avares.

Ai-je dit à made Dargental que nous avions joué Fanime devant le fils d'Omer de Fleuri? Cela nous porta malheur, elle fut très mal jouée ce jour là. Cependant elle fit assez d'effet.

J'ay gravement recommandé à Omer minor de ne pas attaquer ouvertement la raison quand il serait avocat du dit seigneur Roy. Mon cher ange que dirons nous d'Oreste? mettrons nous des furies dans ce tripot grec? Je les aimerai mieux qu'une potence dans Tancrede. Il faut que Clairon ait perdu l'esprit. Opposez vous à cette horreur, et n'ayons rien à l'anglaise qu'une marine et la philosophie.

Ne va t'on pas jouer une pièce de le Miere? Il m'a écrit ce le Miere, mais où est son gite? Je n'en sçais rien. Je prends la liberté de joindre icy ma réponse, et de vous supplier de la luy faire tenir par la poste d'un sou. La correspondance emporte tout le temps. Sans cela vous auriez une pièce nouvelle.

Mes divins anges, courage. Je crois Luc bien mal mais je suis russe.

V.

Permettez que je mette dans ce paquet une réponseà le Kain.