1759-10-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Acteurs moitié français, moitié suisses, décorateurs de mon téâtre de polichinelle, durant quelques moments soufrez que je respire, et que je réponde à mon ange.
Je devrais luy avoir déjà envoyé la pièce telle que madame Scaliger la veut. Mon ange est aussi un peu Scaliger, et je le suis plus qu'eux tous. Vous ne la reconnaitrez pas cette chevalerie. J'en use comme dans le temps ou j'envoiais a madelle Desmarres des corrections dans un pâté. Hesternus error, hodierna virtus. Si j'avais quatre vingt ans, je chercherais à me corriger. Je n'ay point cette roideur d'esprit des vieillars. Mon cher ange, je suis flexible comme une anguille et vif comme un lézard, et travaillant toujours comme un écureuil. Dès qu'on me fait appercevoir d'une sottise, j'en mets vite une autre à la place.

Notre conseil n'a jamais pu adopter les négociations de mr l'ambassadeur. Il sera refusé tout net, mais nous adoucirons le mauvais succez de son ambassade par une réception dont j'espère que luy et madame l'ambassadrice seront contents. D'ailleurs il entend raison; il ne voudra pas qu'un maure envoye un espion dans Siracuze quand les portes sont fermées, il ne voudra pas que ce maure propose de mettre tout à feu et à sang si on pend une fille. Figurez vous le beau rôle que jouerait la fille pendant tout ce temps là; et ne voyla t'il pas une intrigue bien attachante, que l'embaras de quatre chevaliers qui délibéreraient de sang froid si on exécutera mademoiselle ou non! et puis alors comment justifier cette pauvre créature! Qu'aurait elle à dire? Tout déposerait contre elle. L'abbé Despagnac, grand raisonneur, luy dirait, mon enfant non seulement vous avez écrit à Solamir, mais vous l'excitez contre nous. Il est clair que vous êtes une malheureuse. Elle serait forcée à dire toujours non, non, non, pendant deux actes. Ce serait un procez criminel sans preuves justificatives, et Joli de Fleuri ferait brûler son billet comme un mandement d'évêque, et comme l'Eclesiaste.

O juges malheureux qui dans vos sottes mains
Tenez si pesamment la plume et la balance,
Combien vos jugements sont aveugles et vains!

Mon cher ange on dit que la dernière pièce du traducteur de Pope est siflée. Dites moy si elle réussit à la longue. Dites moy s'il est vrai que M. le duc de Broglie est le Germanicus qui ranimera les pauvres légions de Varus! Quoy les Anglais auraient pris Surate! Ah ils prendront Pondicheri, et Dupleix en rira et j'en pleurerai, car j'y perdrai la moitié de mon bien, et mon beau châtau nel gusto grande, ne sera pas achevé, et après avoir fait l'insolent pendant deux ans, je demanderai l'aumône à la porte de mon palais. Faittes la paix je vous en prie mon cher ange. Madame Scaliger écrivez à mr l'ambassadeur à Vienne qu'il me protège dans une affaire que je présenteray à sa recommandation. Si, si nous sommes plus heureux et moins sots que par le passé. Luc me dit qu'il se soutiendra.

Mon cher ange n'oubliez pas de demander à mr le duc de Choiseuil s'il est content de la marmotte

V.

Madame Denis joue bien: nous avons un Tancrede admirable. Je crois jouer parfaitement le bonhomme. Je me trompe peutêtre, mais je vous aime passionément et en cela je ne me trompe pas. Autant en fait la nièce.

Je supplie mes anges de m'écrire par Geneve et non à Geneve. Cet à Geneve a l'air d'un réfugié!