aux Delices mercredi 23 septb [1760] à neuf heures du soir
En arrivant aux Délices après avoir répété Tancrede sur notre téâtre de polichinelle dans le petit castel de Tourney, ô mes chers anges! ô madame Scaliger je reçois votre paquet.
Est il bien vrai? est il possible? quoy, vous avez pris cette peine! vous avez eu cet excez de bonté, de patience! vous m'avez secouru dans le danger. Mon cher ange je savais bien que vous étiez un grand général, mais madame Dargental, madame Dargental! est le premier officier de l'état major. Je ne peux entrer ce soir dans aucun détail. La poste part demain matin, et nous jouons demain Tancrede. Tout ce que je peux vous dire, c'est que l'impatient Praut me mande qu'il va imprimer la pièce, et moy je luy mande qu'il s'en garde bien, qu'il ne fasse rien sans vos ordres, il me couperait la gorge et à luy la bourse. Mes divins anges il me faut laisser reprendre mes sens; je jette les yeux sur la pièce, sur le beau factum de madame Scaliger. Il faudrait répondre un volume, et je n'ay pas un instant. Tout ce que je vois en gros c'est un étranglement horrible. Je cherche en vain à la fin du troisième acte un morceau qui nous enlève icy quand made Denis le prononce.
Cela nous fait verser des larmes, et ce morceau tronqué n'est plus qu'un propos interrompu sans chaleur et sans intérest. On m'écrit que Brizard est un cheval de carosse. Je ne suis qu'un fiacre, mais je fais pleurer.
Le second acte sans quelques vers prononcez par Amenaide après la scène avec Orbassan, est assurément intolérable, et il n'y a jamais eu de sortie plus ridicule. Cela seul serait capable de faire tomber la pièce la plus intéressante. Le monologue de made Denis attendrit tout le monde parce que made Denis a la voix très tendre, qu'il ne s'agit pas lâ de position de téâtre, de gestes et de tout ce jeu muet qu'on a substitué à la belle déclamation. Enfin que voulez vous, mes chers anges? on n'a pu me donner le temps de mettre la dernière main à l'ouvrage. C'est la faute de ceux qui L'ont répandu dans Paris! Mes divins anges ont raccomodé cette faute beaucoup mieux que notre ministère n'a pu réparer nos malheurs. Vous avez sauvé cinquante défauts. Que ne vous doi-je point! Ah, c'était à vous qu'il fallait dédier la pièce!
Dites moy je vous en prie de qui j'ay reçu une lettre cachetée avec un lion qui tient un serpent dans une patte, écriture assez belle, parlant comme si c'était d'après vous, prenant intérest à la chose? Comme personne ne signe, il faut que je devine souvent. Mais de quoy vous parlai-je là? Je lis le mémoire de madame Scaliger. Il est bien fort de choses, raisoné à merveille, aprofondi, et de la critique la plus vraie et la plus fine. Jamais l'amitié n'a eu tant d'esprit. On a seulement été trop allarmé en quelques endroits des clameurs de la caballe. Ces clameurs passent et l'ouvrage reste. Pourquoy Zaïre ne dit elle pas son secret? Par ce que je ne l'ay pas voulu messieurs, et on n'en pleure pas moins à Zaïre. Ce sera bien pis à Fanime. Mais il faut finir et être à vos genoux.
Je viens de lire le premier acte. Cela va baucoup mieux mais il faut souper. A demain les affaires.
Cependant je ne suis pas content de ce captif, et j'aimais bien mieux Aldamon. N'importe, allons souper vous di-je. Il est onze heures, je n'ai pas mangé du jour.
à minuit
J'ay soupé tout seul. J'ay un peu rêvé. Voicy mes chers anges le monologue du second acte pour madelle Clairon. Le premier n'était que naturel, mais trop élégiaque. Vous êtes gens de haut goust à Paris. Au nom de la ste vierge faittes réciter ce morceau à Clairon. Il favorise tant la déclamation! je vous en prie, je vous en conjure.