24 septb [1760]
Avant d'aller jouer Tancrede, et après avoir écrit une longue lettre à mr et me Dargental, et après avoir fait un petit monologue pour melle Clairon à la fin du second acte, et après avoir enragé qu'on ne m'ait pas averti plustôt, et après m'être voulu baucoup de mal, d'être si loin de vous, et n'en pouvant plus j'auray peutêtre encor le temps mon cher le Kain de vous dire un petit mot que je n'ay point dit à mr et me Dargental en leur écrivant à la hâte, et étant ivre de leurs bontez.
C'est au sujet du troisième acte. Nous serions bien fâchez de le jouer comme on le joue au téâtre français: vous n'avez pas fait attention qu'Aldamon n'est point du tout le confident de Tancrede. C'est un vieux soldat qui a servi sous luy. Mais Tancrede n'est pas assez imprudent pour luy parler d'abord de sa passion. Il ne laisse échapper son secret que par degrez. D'abord il luy demande simplement où demeure Amenaide, et c'est cette simplicité prétieuse qui fait ressortir le reste. Il ne s'informe que peu à peu, et par degrez du mariage. Il ne doit point du tout dire à Aldamon,
ce vers gâte la scène de touttes façons. Si Aldamon luy a déjà dit cette nouvelle, s'il en est sûr, s'il s'écrie, il est donc vray, il doit arriver désespéré, il ne doit parler que de sa douleur, et le commencement de la scène qui chez moy fait un très grand effet devient très ridicule.
Ne sentez vous pas que tout l'artifice de cette scène consiste de la part de Tancrede à s'ouvrir par gradations avec Aldamon? — Il s'en faut bien même qu'il doive luy dire tout son secret et quand il luy dit cher ami tout mon cœur s'abandonne à ta foy, remarquez qu'il se donne bien de garde de dire, j'aime Amenaide. Il le luy fait assez entendre; et cela est bien plus naturel et bien plus piquant. Il ne veut pas paraître que comme un ancien ami de la maison. Il serait très mal d'aller plus loin. Ce séjour adoré qu'habite Amenaide— est un vers d'opéra intolérable.
Concevez donc qu'il ne permet à son amour d'éclatter que dans son monologue, c'est là qu'il doit commencer à dire Adelaide m'aime. S'il le dit, ou s'il le fait trop entendre auparavant cela devient froid et absurde. Le vers d'Aldamon
est très à sa place. Il respecte, il aime Tancrede comme un grand homme, il sait que le nom de Tancrede est révéré dans la maison, il est plein de cette idée, il la confond avec un simple message, et quand Aldamon dit ce vers, je réponds du succez, Tancrede a bien meilleur air à dire avec entousiasme, il sera favorable.
Je vous prie très instament mon cher ami de représenter touttes ces choses à mr Dargental, et de remettre absolument le troisième acte comme il est. Vous me feriez un tort irréparable si vous continuiez à m'exposer ainsi devant le public, et surtout si l'on imprimait la pièce dans l'état affreux où elle est par ma négligence, et par mon absence. Voyez à quoy je serais réduit si Praut imprimait la pièce avant que je vous l'aye envoiée signée de ma main. Prévenez ce coup pour vous et pour moy.
Je ne peux entrer icy dans aucun détail, mais je dois vous dire que dans la fermentation des esprits, au milieu de la guerre civile littéraire, il faut s'attendre les premiers jours aux critiques les plus injustes. C'est une poussière qui s'élève, et qui se dissipe bientôt. Je vous embrasse de tout mon cœur.