à Luneville ce 24 [July 1749]

Enfin je respire.
J'ay des nouvelles de mes anges. Je tremblois pour la santé de madame Dargental, je tremblois sur tout. Figurez vous ce que c'est que d'être un mois entier sans recevoir un seul mot de ceux qui sont notre consolation, et nos guides sur la terre. La lettre adressée à Cirey ne m'est jamais parvenue. La santé de madame Dargental étoit languissante. Mais je craignois aussi que m^r Dargental ne fût malade. Je craignois encor qu'il ne fût fâché contre moy pour quelque opiniâtreté que j'aurois eüe sur Nanine, pour quelques mauvais vers d'Adelaïde. Je faisois mon examen de conscience. J'étois au désespoir. J'avois écrit à M^elle Gossin, j'avois écrit à ma nièce, je les avois priez d'envoyer chez vous. Mon ange ne me laissez jamais dans ces tourments là tant que la santé de madame Dargental ne sera pas rafermie.

Je reçois donc Nanine, et je la mets dans le fonds d'une armoire pour y travailler à loisir. Je n'interrompray point notre tragédie. Ce n'est pas une pièce tout à fait nouvelle, ce n'est pas non plus Adelaide, c'est quelque chose qui tient des deux, c'est une maison rebâtie sur d'anciens fondements. Adelaide française ne pouvoit réussir en France. On ne soufrira jamais qu'un prince du sang fasse assassiner son frère, surtout quand ce fait odieux n'est point attesté par l'histoire. Il faut mettre la scène ailleurs; il faut tirer party de ce qui pouvoit être passable dans la première façon, et en donner une seconde qui soit meilleure. Vous aurez dans un mois cette esquisse et vous y donnerez cent coups de crayon à votre loisir.

Savez vous bien que vous avez donné une furieuse secousse à mes entrailles paternelles en me faisant entrevoir qu'on pouroit jouer Mahomet? Je serois bien content surtout si Roseli jouoit Seide. Mais je vous conjure de ne pas oublier Sémiramis; je vais écrire aux Sloth, et leur recomander un beau mausolée. Adam en a fait icy un pour la reine de Pologne qui est digne de Girardon. Pourquoy faut il que Ninus soit enterré comme un grédin? Il faudra que le Curi fasse de son mieux, et qu'il y mette au moins la dixième partie de l'activité avec la quelle il habilla ce magnifique sénat de Catilina. Je voudrois bien avoir Semiramis pour le retour de Fontainebleau. Au reste quand vous aurez ma pièce nouvelle, je reprendray notre Nanine. Savez vous bien que je pourois en faire cinq actes? Le sujet le comporte. La Chaussée avoit bien fait cinq actes de sa Pamela, dans laquelle il n'y avoit pas une scène? Vous me direz que voylà bien de la besogne, que je fais trop de choses à la fois; cependant je joue à la comète et je me priverai encor de ce noble plaisir pour vous plaire.

Pourquoy permet on que ce coquin de Freron succède à ce maraut de Desfontaines? pourquoy souffrir Rafiat après Cartouche? esce que Bissetre est plein?

Adieu divins anges, mes tendres respects à tout ce qui vous entoure, Madame du Chastelet vous fait mille compliments. Je souhaitte sa santé et son ventre à madame Dargental. Je suis inconsolable que vous ne laissiez pas de votre race.

V.