1749-07-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Anges voicy le cas de déployer vos ailes.
M. de la Reiniere doit vous envoyer une tragédie. Ce n'est pas luy pourtant qui en est l'autheur, c'est moy. Cela poura amuser madame Dargental dans son superbe palais d'Auteuil. Je vous vois déjà assembler messieurs, et me jugeant en petit comité. Jugez et faittes à votre tête.

Mais Nanine, mais Sémiramis, que deviendront elles? On m'a mandé que cet honnête homme, cet illustre poète Roy, outré comme de raison de ce qu'à la comédie on avoit préféré cette Nanine à une excellente pièce de sa façon, m'avoit honoré de la lettre du monde la plus polie et la plus affectueuse. Il ne seroit pas mal pour mortifier ce scorpion, qu'on ne peut écraser, de reprendre Nanine avant Fontainebleau, d'autant plus qu'il la faudra jouer à la cour, et qu'il y aura là des personnes qui dans le fonds du cœur n'en seront pas mécontentes.

Mais Semiramis? Semiramis? c'est là l'objet de mon ambition. Ninus sera t'il toujours si mesquinement enterré? J'écris à M. le maréchal duc de Richelieu, premier gentilhomme de la chambre du roy. J'envoye à M. de Curi, intendant des menus tombaux, un petit mémoire pour avoir une grande diable de porte qui se brize avec fracas aux coups du tonnerre, et une trappe qui fasse sortir l'ombre du fonds des abîmes. Notre amy le Grand avoit trop l'air du portier du mauzolée. Ce coquin là sera t'il toujours gras comme un moine? Mes chers anges, je vous avois parlé de mettre Nanine en cinq actes, mais ce projet me paroit soufrir bien des difficultez, et il feroit tort à d'autres idées que j'ay dans ma pauvre tête. En attendant que je puisse L'exécuter je vous suplie de faire donner après les chaleurs cinq ou six représentations de Nanine, quand ce ne seroit que pour faire la grimace à Roy, et enlaidir encor le vilain.

On ne m'a pas dit que les amazones aient fait une grande fortune. J'en suis fâché pour madame du Bocage, qui prenoit la chose fort à cœur, et j'en suis fâché pour ma nièce qui veut vite réparer l'honneur du sexe. Mais si elle se presse, cet honneur là restera comme il est. Elle devroit bien avoir pour vous autant de docilité que son oncle. Bonsoir mes divins anges, quel barbare persécute donc ce pauvre Diderot? Je hais bien un pays où les cagots font coffrer un philosophe. Madame du Chastelet est plus grasse que grosse. Elle vous fait mille compliments.

V.

Il manque à la pièce de Nanine que vous avez eu la bonté une douzaine de vers qu'on avoit attachez avec des épingles. C'est au second acte après ces vers du comte à Nanine:

Ah de ce mot dépend toutte ma vie,
C'en est assez, ce mot me justifie.

Il y avoit après cela baucoup de chic choc, et je ne trouve rien du tout. Je vous demande en grâce de faire copier d'après le rôle de Granval ce qui suivoit ces deux vers, j'en ay besoin pour en faire faire une copie honnête. Pardon.

En cachetant ma lettre j'ouvre la vôtre. Mandez moy donc mon adorable amy que madame Dargental se porte mieux.

Aureste je voudrais bien que vous crussiez qu'il est nécessaire que le frère Vaisieu fasse quelques petits reproches à son frère le cocu, et qu'il aime aussi éperdument que luy. S'ils se faisoient des complimens, cela seroit bien froid.